lundi 29 août 2011

Le train sifflera trois fois

J’ai relu Jim Harrison et je suis parti une fois de plus faire sauter ce maudit barrage sur Grand Canyon. J’ai lu un nouveau Philippe Djian et je me suis retrouvé à héberger une adolescente suicidaire chez moi. J’ai relu le NecronOmicon et j’ai recommencé à pratiquer ces incantations démesurées en ayant vaguement peur de quelque chose. Je me suis décidé à lire Haruki Murakami et j’ai passé une nuit improbable et dubitative quelque part dans Tokyo, sans goût véritable. J’ai relu Raymond Carver et j’ai encore traîné mes savates dans les sous-sols américains, les mains dans les poches et les dents sales. J’ai lu et relu une carte postale d’Oh! Tiger Mountain postée depuis la Californie, et je l’ai tournée et retournée plusieurs fois dans mes mains. J’ai relu les cinq premiers tomes de la Quête de l’Oiseau du Temps, en m’ennuyant. J’ai compulsé le nouveau catalogue Ikea et je me suis senti effroyablement vide; comme ces soirs impénétrables où les verres s’enchaînent inlassablement sans que la moindre ivresse ne daigne montrer le bout de son nez, remplacée par cette dégueulasse fatigue abasourdie, j’aurai pu lire la Grande Bibliothèque d’Alexandrie dans son entièreté que je n’aurai pas goûté à la moindre étincelle.

A la place, la fin de l’été murmure ce chant déplaisant et bizarrement mélodieux, bien que la chaleur rechigne à se retirer. Je vais donc rester le cou penché devant mes rayonnages de livres, indécis et vaguement inquiet jusqu’à septembre.

lundi 15 août 2011

Liste d'août.

« Rosie se mit à rire, avec une intonation délibérément masculine et son cou et sa poitrine tremblèrent comme de la gélatine.
- Sylvia a tricoté son bikini d’après un patron paru dans Cosmopolitan et ils en avaient les yeux qui leur sortaient de la tête !
Sylvia rougit à nouveau, et je commençai à me sentir très mal à l’aise. Le feu couvait sous la cendre.
C’était le genre de configuration émotive qu’on appelle « une faiblesse » et, au bout d’une heure, j’avais commencé à en ressentir tout le poids. Le sang me montait au visage et le bacon de Rosie me donnait la nausée.
- Je sors faire un tour.
Je faillis trébucher dans mon élan en direction de la porte. J’allai à la voiture et farfouillai à la recherche de ma brosse à dents et de médicaments. Pas de Valium, tant que les vapeurs de whisky ne s’étaient pas dissipées. Je n’avais pas oublié. Je vis des flacons de vitamines – B, E et C 250 mg – et cela me déprima. Argh. Plus rien n’est donc naturel ? Dans les îles Tristan de Cunha, ils se nourrissent de poisson, et ils sont heureux. Du lait de bœuf musqué et de la graisse de phoque pour les Aléoutiens. Ils nagent avec les loutres de mer et apprennent leurs ruses. Un besoin convulsif de vitamines. Une semaine sans en prendre et mon corps s’évaporerait en molécules détachées. Tim m’avait dit, après une douche dans ma chambre :
- Pourquoi prends-tu toutes ces saloperies de vitamines ?
Je ne sais pas. J’allume une cigarette et je regarde passer les voitures, rares, et les ménagères qui vont chez l’épicier du coin pendant que les maris dorment encore. C’est une ville plutôt agréable. Je pourrais peut-être me cacher ici. Mais qui donc s’inquiète de me trouver ? »





A Good Day To Die - Jim Harrison – 1973






- « Maintenant, tu comprendras peut-être. Toi, t’as George. Tu sais qu’il va revenir. Suppose que t’aies personne. Suppose que tu n’puisses pas aller dans une chambre jouer aux cartes parce que t’es un nègre ? Suppose que tu sois obligé de rester assis ici, à lire des livres. Bien sûr, tu pourrais jouer avec des fers à cheval jusqu’à la nuit, mais après, faudrait que tu rentres lire tes livres. Les livres, c’est bon à rien. Ce qu’il faut à un homme, c’est quelqu’un… quelqu’un près de lui.
- George va revenir, dit Lennie d’une voix effrayée, pour se rassurer. Peut-être bien que George est déjà revenu. Je ferais peut-être mieux d’aller voir.
Crooks dit :
- J’voulais pas te faire peur. Il reviendra. C’est de moi que je parlais. Imagine un type ici, tout seul, la nuit, à lire des livres peut-être bien, ou à penser, ou quelque chose comme ça. Des fois il se met à penser et il n’a personne pour lui dire si c’est comme ça ou si c’est pas comme ça. Peut-être que si il voit quelque chose, il n’sait pas si c’est vrai ou non. Il ne peut pas se tourner vers un autre pour lui demander s’il le voit aussi. Il n’peut pas savoir. Il a rien pour mesurer. J’ai vu des choses ici. J’étais pas soûl. J’sais pas si je dormais. Si j’avais eu quelqu’un avec moi, il aurait pu me dire si je dormais, et alors je n’y penserais plus. Mais j’sais pas.
Crooks regardait maintenant à l’autre bout de la chambre, vers la fenêtre.
Lennie dit, lamentablement :
- George ne s’en ira pas, il ne me laissera pas seul. J’sais bien que George n’ferait pas une chose pareille.
Le palefrenier continua rêveusement :
- Je m’rappelle quand j’étais gosse, dans la ferme à volailles de mon père. J’avais deux frères. Ils étaient toujours avec moi, toujours là. On dormait dans la même chambre, dans le même lit… tous les trois. On avait un carré de fraisiers, un coin de luzerne. Quand il y avait du soleil, le matin, on lâchait les poulets dans la luzerne. Mes frères plantaient un grillage autour et les regardaient… blancs qu’ils étaient, les poulets. »





Of Mice and Men – John Steinbeck – 1937









« Fran me poussa du coude et me montra la télé de la tête.
- Regarde dessus, me chuchota-t-elle.
Je suivis son regard. Il y avait un petit vase rouge dans lequel on avait fourgué des marguerites. A côté du vase, sur le napperon, un moulage de dents, les dents les plus tordues et irrégulières que j’aie jamais vues de ma vie. Il n’y avait pas de lèvres à ce truc affreux, pas de mâchoires, juste des dents en plâtre plantées dans quelque chose qui ressemblait à d’épaisses gencives jaunâtres.
A ce moment-là, Olla revint avec une soucoupe de cacahuètes et une boîte de 7 Up. Elle avait enlevé son tablier. Elle posa la soucoupe sur la table basse à côté du cygne.
- Servez-vous, dit-elle. Bud vous apporte à boire.
Sur quoi, elle se remit à rougir. Elle s’assit dans un vieux rocking-chair en rotin et se mit à se balancer en buvant son 7 Up devant la télé. Bud revint avec un petit plateau sur lequel il y avait le whisky de Fran et ma bouteille de bière. Il y avait aussi une canette pour lui.
- Tu veux un verre ?
Je secouai la tête. Il me tapota le genou et se tourna vers Fan. Elle prit le verre que Bud lui tendait et dit :
- Merci.
Puis elle se remit à regarder le dentier. Bud suivit son regard. Les voitures vrombissaient sur la piste. Je pris ma bière et me concentrai sur l’écran. Les dents, c’était pas mes oignons.
- Ca, c’est les dents d’Olla avant qu’on lui mette des appareils, dit Bud à Fran. Moi, je m’y suis fait. »




Cathedral – Raymond Carver – 1980








« L’essence du romantisme est un sentiment de libération qui semble déboucher sur un monde intérieur. Nous vivons dans le monde réel comme un cheval sous le harnais que son cavalier maintient en éveil en l’effleurant de son fouet. Ainsi, nous sommes relégués dans le monde physique, piégés dans la réalité immédiate.
Lorsque l’humeur est vagabonde, l’esprit cesse d’être confiné dans le présent. Le corps se détend et l’esprit voyage. Notre sensibilité n’est plus bridée. Je peux ouvrir une anthologie poétique, évoquer toute une succession d’émotions et entrer dans chaque poème avec toute ma sensibilité. C’est comme si l’on m’avait donné la clé d’un monde qui se trouve en moi-même. Comme si l’on m’avait accordé un type de liberté presque inconnu des être humains. Voilà l’idéal réel des romantiques, cette curieuse liberté.
Mais est-il bien exact de la décrire comme la liberté de plonger en nous-mêmes ? Si je lis un volume de poèmes, je vogue dans le monde des poèmes ; je n’explore pas l’univers extérieur, mais mon propre univers intérieur non plus. Ce monde de poèmes – ou d’idées – représente un troisième univers. Le philosophe Karl Popper a été le premier à souligner que celui-ci a sa propre existence. Si une catastrophe atomique détruisait toutes nos bibliothèques et n’épargnait qu’une poignée d’êtres humains ayant perdu la mémoire, l’humanité mettrait des milliers d’années à retrouver son niveau culturel actuel. Mais si les bibliothèques demeuraient intactes, il ne faudrait alors que quelques générations. Ce monde qui se trouve dans les livres possède sa propre existence indépendante.
Mais ce « troisième monde » est aussi la porte d’accès à notre univers personnel. Je peux poser mon livre, regarder par la fenêtre et me laisser aller à la rêverie pendant des heures. Peut-être même serai-je alors envahi d’une paix intérieure si profonde que je ressentirai une sorte de révélation mystique, comme le héros de The Hill Of Dreams*. »
*roman de Machen que Lovecraft préférait.






Introduction au Necronomicon par Colin Wilson - 1975


dimanche 7 août 2011

My own private Idaho (Last part)


En ouvrant un œil, je capte immédiatement la luminosité qui traverse le rideau barrant la fenêtre qui donne à l’ouest. Je me lève d’un bond pour aller ouvrir la porte. Resplendissant sous un ciel immaculé traversé d’un unique nuage à cheval sur la crête d’en face, le champ farouche qui s’est évertué à me griffer les chevilles depuis presque deux semaines s’étend dans un sourire palpitant d’insectes. Des myriades de papillons virevoltent sur le bouquet de lavande maigrelet qui trône devant la terrasse disjointe et sans que ce soit nécessaire je cligne des yeux. Toute confusion s’est évanouie ; l’air est si transparent qu’il semble falloir le respirer doucement. Des oiseaux. On entend des oiseaux, où que l’on prête l’oreille. Je perçois aussi toutes les autres créatures qui participent de cette flavescence, là, à quelques pas à peine, à l’abri d’un fourré ou derrière la barrière des troncs de sapins, bruissant, frémissant, humant pareillement cette odeur nacrée qui a empli l’atmosphère, à l’affût de quelque chose. Dans les reins de la montagne, sur la route du hameau en contrebas, des bruits de moteurs s’enchaînent.

En passant devant je sors l’antédiluvien étendage en plastique blanc de dessous le porche pour l’installer dans un rai ardent, en plein milieu des herbes. Le linge balance immédiatement, fuchsia heureux dans le vert des champs. Je réussis le café puis je décide de reconstituer la petite ceinture de pierre qui entoure le bosquet, en ramassant des galets que la pluie a fait rouler plus loin et qui gisent là sur le flanc et en complétant le travail avec d’autres que je glane aux alentours. Lorsque je les remets en place, suivant soigneusement l’arrondi naturel du talus, ceux qui avaient chuté semblent me remercier à leur façon. Je bataille pour trouver une place aux autres, les nouveaux, que je retourne plusieurs fois sur eux-mêmes jusqu’à trouver la bonne arête. Je finis en recalant la deuxième pierre du petit escalier qui monte à la terrasse, la large plate qui branlait obstinément depuis notre arrivée, puis je me redresse, mon mal de dos menaçant de refaire surface. Je rentre me laver la tête en sentant que j’ai probablement l’air hirsute. Au village, nous achetons des fruits et du lait, et pour une pièce, la petite remonte avec un gros morceau de quartz flavescent qu’elle tient serré dans ses mains comme un cœur d’oiseau. Je fais griller d’épais morceau d’agneau et nous déjeunons comme ça, dehors, d’une salade grosse comme un ballon de foot et de galets de chèvre à la pièce étalés sur des tranches de pain de campagne. Peut-être que cet après-midi, nous ne prendrons pas la voiture. Qu’elle restera là, posée sur son socle de gravier comme une ferraille luisante et incongrue, pendant que nous partirons à pied dans un chemin, à la rencontre d’une rivière ou d’un sous-bois. Je ne finirai probablement pas de tailler ce grand bâton sur lequel j’ai passé mon ennui pluvieux, assis sur une chaise. Mon vieux couteau m’a creusé trois belles ampoules dans la main, et j’ai envie de ramasser des poignées de pommes de pin pour le barbecue de ce soir. Les petites sombres, celles qui font crépiter des escarbilles dans le crépuscule comme de petites étoiles filantes bruyantes.




vendredi 5 août 2011

My own private Idaho (part 4)

On ose à peine y croire, mais il fait beau. L'air ambiant est excité comme en hiver, froid, sec et fuselé. Après avoir traîné toute la mâtinée nous nous sommes décidés à descendre au village sur les coups de quatorze heures, imbibés des images d’articles choc de la demi-douzaine de tabloïds achetés par désœuvrement la veille que nous venons tous d’éplucher dans les moindres détails au moyen de la consommation studieuse d’un bon litre de café raté.
Lunettes noires sur le nez, nous nous retrouvons au milieu de quatre guêpes opiniâtres à arroser un repas-parasol de grandes quantités de ce vin blanc dont nous sommes tombés amoureux et au moment de régler, l’enfant se renverse une bonne moitié de glace fondue parfum cola sur le t-shirt et le pantalon.

Nous sommes repartis en riant et avons roulé au milieu de champs de lavande sauvage en poussant le volume de l’auto-radio à fond : nous sommes tous maintenant capables d’enchaîner au moins trois chansons de Lorie par cœur.
Pourtant, que la montagne est belle... mais nous, nous avons besoin d’amour (c’est comme ça).

jeudi 4 août 2011

My own private Idaho (part 3)

Le temps reste désespérément maussade. Cette fois, on pousse jusqu’à la ville où se tient le marché. On déambule tous les trois sans grande motivation au milieu de la foule, un œil morne posé sur ces sempiternels étals de village tenus par ce mélange néo-babas / punks à chiens recyclés en pantalons africains assis devant des portes cochères devant des stands d’artisanat douteux, vieilles poétesses hippie aigries debout derrière des tréteaux couverts de produits bio mal étiquetés et d’extraits d’huiles improbables, et producteurs locaux moyennement aimables encerclés de cagettes de fruit ou réfugiés derrière des vitrines roulantes de charcuteries fromagères. On tourne en rond un long moment au milieu de troupeaux de touristes hagards, puis quand on a vraiment mal aux jambes, on s’engouffre dans une crêperie qui surplombe un pont de pierre, dans un quartier plus calme. On réalise être réellement abasourdis, comme si ce soudain afflux de bruits, de sons, de couleurs, d’odeurs et de promiscuités venait de dynamiter notre nouveau biorythme qui lui est lent, cotonneux et contemplatif. On ne se parle pas beaucoup pendant le repas et comme à l’accoutumée, c’est quand nous reprenons la route que le soleil fait son apparition en cinglant la nationale d’une chape aveuglante dégageant d’un coup un ciel céleste. Au rond-point d’un de ces villages fantômes recourbés sur la route comme un vieillard sur sa canne, je rate l’entrée d’une cave et après un chemin cahoteux que je prends à contresens, nous nous retrouvons dans le vaste hall d’accueil d’un viticulteur local, silencieux comme une église. Deux minutes plus tard nous goûtons des cépages de blanc de bourgogne dans de grands ballons ; il est trois heures passé et nous déclinons néanmoins systématiquement le crachoir, si bien que notre hôtesse réduira les doses des dégustation à chaque verre supplémentaire, ce qui nous fait rire. Nous remontons dans la voiture le palais chargé de mille vapeurs contradictoires après avoir calé deux cartons dans le coffre, et à nouveau, Lorie prend possession de notre habitacle.
Quand nous atteignons enfin la terrasse du bungalow, un petit cadavre d’oiseau raide trône devant la porte d’entrée. Après un rapide sentiment de dégoût suivi d’un stress bizarrement violent sur le moyen qu’il allait me falloir employer pour l’enlever, je me suis rappelé que nous étions en pleine montagne. J’ai regardé ma fille que la curiosité et l’innocence poussaient à étudier le petit corps rigide sans le moindre rejet, ai chassé l’image de pigeon mort qui me venait de la ville et sans parvenir à le toucher, j’ai récupéré l’oiseau dans une petite pelle en plastique. Nous avons traversé le champ de chardon qui borde la rivière jusqu’à un taillis, et je l’ai déposé là, couché sur le flanc. Nous avons répété une dizaine de fois « pauvre petit oiseau » puis nous sommes remontés au bungalow.

mercredi 3 août 2011

My own private Idaho ( Part 2 )

Je me suis réveillé d’assez mauvaise humeur à une heure tardive. La matinée est déjà avancée, et pourtant de gros nuages d’un blanc duveteux défilent à grande vitesse vers le sud en travers d’un soleil mordant qui peine à trouver une trouée pour irradier les champs toujours lourds de la pluie de la veille. Je traîne en survêtement devant le bungalow, cigarette à la bouche ; on doit m’entendre tousser à des lieues à la ronde, par-dessus les champs silencieux. Nous avons des visages chiffonnés, comme si nous avions dormi sous une tente de fortune. Une maigre – mais longue – douche plus tard, je me sens mieux. J’ai séché le barbecue en le trimballant au milieu des chardons, puis je suis parti à la recherche de petit bois. Tout est encore si humide que ma mauvaise humeur a refait surface tandis que des nuées de sauterelles décarrent sous chacun de mes pas ; j’ai les chevilles lacérées par ces herbes courtes et dures qui se dressent jusqu’à la rivière, drues et farouches. Plus tard, quand deux flammèches émergent du petit creuset de ferraille dans lequel j’ai amoncelé bois, poignées de paille et morceaux biscornus de charbon de bois, je me sers un verre. Après avoir dégagé une fumée de sioux pendant quinze bonnes minutes, un semblant de feu se met à prendre dans le creuset en tôle et le vent se lève. Le ciel se charge à nouveau mais mon barbecue passe à la vitesse supérieure, pénétré de toutes parts par de grandes rafales tournoyantes. Quelques minutes plus tard, quatre poivrons vert se toisent sur la grille de guingois tout en grimaçant au-dessus des braises.
Nous choisissons de manger dehors, ce qui s’avère être une demi-mauvaise idée. Au milieu d’un repas composé de saucisses, de poivrons grillés, de tomates persillées et du reste de pâtes froides d’hier nappées d’huile d’olive, nous rentrons les uns après les autres récupérer un pull à l’intérieur. Je n’ai toujours pas réussi à chier depuis que je suis arrivé. Ca n’arrange pas mon caractère.
Au milieu de l’après-midi, j’encourage les filles à monter au hameau. La route grimpe sans discontinuité, de petits lacets très raides qui s’enchaînent sur un bitume gris délavé bosselé et creusé d’ornières. Au fur et à mesure qu’on monte vers le col les montagnes se resserrent autour de nous comme un étau ; la route se transforme en goulet étroit parsemé de tunnels creusés à même la roche. Ma femme avoue ne pas se sentir très à l’aise, la petite, elle, hésite entre être blasée et partager mon affection pour cette montée sinueuse au cœur du minéral. L’air s’est raréfié au point que j’en ai vaguement mal à la tête, si bien que j’ai un instant peur d’être assailli par une migraine, mais je m’efforce de ne pas y penser.
Arrivés au hameau, l’ambiance est lourde. Les nuages sont descendus très bas, et le temps reste indécis. Dans un silence gênant, des cris d’animaux retentissent d’un bout à l’autre des maisons qui s’entassent à flanc de montagne. Des hennissements, pour la plupart. Nous nous dirigeons à pied vers le grand enclos boueux qui marque l’entrée du village, où plusieurs chevaux sont attachés à un tronc d’arbre à quelques pas d’un préau. Autour, un gourbi fait de grandes mares odorantes, de fûts de tôle découpés et d’antiques pièces de charrue rouillées fait face à un ancien colombier retapé. Il y a là trois enfants, qui zigzaguent entre les bêtes aux naseaux fumeux.
Une fillette d’une dizaine d’année au visage farouche, vêtue de cette immonde tenue des lads – hautes bottes noires, pantalon d’écuyer sombre maculé de boue et gilet de cuir sans manches – nous accueille assez timidement mais le plus petit, qui doit avoir dans les sept ans, traverse la route pour prendre les choses en main, l’avant-bras droit dans un plâtre rapiécé. Trapu, les cheveux coupés ras, les jambes nues et les pieds enfoncés dans des bottes en plastique à la couleur indéfinissable, il s’avance vers nous d’un pas décidé. Le troisième le suit à quelques pas de distance. Ma fille n’en mène pas large. Le plus grand, celui qui clôture la marche, a l’air le moins dégourdi avec sa tignasse brune et ses grosses joues. Tous les trois pataugent dans la fange puante comme si de rien n’était, et s’égalent en crasse. Après une courte négociation qui nous déleste de cinq euros, nous nous en tirons avec Flamme, une ponette grassouillette aux sabots très écornés et au caractère acariâtre, puis nous partons sur une route de goudron. Nous sommes ici si loin de tout qu’on se croirait à l’étranger, ou au moyen-âge. Les sols fument, des animaux nous toisent l’œil morne, chèvres à la longue barbichette, porcs maigrelets souillés du poitrail à la truffe, coqs et poules décharnés pataugeant entre des engins agricoles à l’abandon, énormes vaches beige couchées sur le flanc dans des champs entiers de terre retournée gorgés d’eau sale, et partout, des chevaux ; dans des stalles branlantes, attachés à des troncs d’arbre, à l’abri dans un hangar, c’est eux qui se hèlent d’un enclos à l’autre, les naseaux frémissants, l’œil nerveux. Je ne connais rien en chevaux mais je me dis qu’ils doivent avoir peur de l’orage, à faire cette gueule hurlante et fumante comme si on allait les emmener à l’abattoir. Malgré tout, il se dégage de cet ilot de résistance montagnarde un sentiment de paix intemporel, de calme placide et puant très rassurant. Un type rougeaud obèse passe dans un vieux break Peugeot défoncé vers une destination inconnue, puis une femme sèche comme un parchemin trimballe des affaires indéfinissables vers une ruelle imprévue qui débouche au détour d’un mur de pierre à demi affaissé. Je me sens un instant horriblement urbain, incapable de m’adapter à ce qui se passe autour de moi, puis j’arrive à m’en foutre. La route est totalement déserte. La ponette, comme toutes les bêtes obligées de traîner des inconnus sur leur dos le long d’un itinéraire dépourvu d’intérêt, renâcle sans relâche et menace trois ou quatre fois d’envoyer valser la petite dans le bas-côté après qu’on l’ait écartée des accotements vers lesquels elle oblique obstinément pour brouter de vieux pissenlits, ou je ne sais quoi. J’ai envie de lui faire mal, donc je la regarde de travers en marchant à hauteur de son mords en observant les mouches qui harcèlent le coin de ses yeux. Ses poils, son crin sont si sales qu’elle en est caparaçonnée de croûtes ; je suis sûr que si je tape dessus, un nuage de poussière sèche va s’échapper comme un pet, avant de nous attirer une nuée d’insectes. Le temps se dégage un court instant. Impossible de dire si ce moment est agréable.
Quand nous reprenons la voiture pour amorcer la descente, un grand vrai rayon de soleil darde enfin sur le bitume. J’ai un peu la sensation de sortir d’un rêve grumeleux peuplé d’animaux et de purin tandis que nous traversons les tunnels de pierre tous feux allumés, et quand enfin nous débouchons sur la départementale, « You Shoot Me All Night Long » d’AC/DC arrive dans l’auto-radio. Alors que j’augmente le volume, ma femme se met curieusement à secouer la tête de façon très détendue, puis ma fille me demande si c’est ça du rock. Merde. Ca doit ressembler à ça, les vacances. Quelque chose comme ça.

mardi 2 août 2011

My own private Idaho... (part 1)

A la fin de l’orage qui a détrempé la chaîne de montagne pendant toute la matinée et une bonne moitié d’après-midi, la rivière a gonflé d’un bloc en prenant une teinte ocre-marron. De gros remous emportent maintenant des écorces sombres qui ressemblent à des cadavres d’animaux. Le flot, amplifié par l’effet de cuvette de la grande paroi, rugit comme un moteur emballé de camion à pizza. Je me demande bêtement comment les poissons – pour la plupart des truites – qui pullulent dans cette portion de rivière vivent ce tumulte, depuis le fond. Je me rappelle ainsi que nous sommes sur un site de pêche d’altitude, bien que nous n’ayons jamais tenté de pêcher quoi que ce soit ici, aussi loin que les souvenirs me reviennent.
Un peu plus tôt, avant que l’orage ne se déchaîne, un vent féroce s’est abattu sur la vallée en couchant les forêts de pins qui tapissent la montagne qui nous fait face. Le spectacle est impressionnant : voir un flanc de montagne entier se coucher d’un seul élan sous les rafales, et courber à de multiples reprises d’une même marée sous les assauts répétés d’un souffle chargé de pluie épaisse, alors que nous sommes isolés de tout dans ce bungalow incongru, procure un sentiment instinctif plus ou moins craintif.
Il y a moins d’insectes que prévu, ce qui est plutôt une bonne surprise. Par contre, nous éprouvons une irrésistible envie de fumer ; nous sommes avides de tabac, comme si nous en avions été privés. Il fait froid. Nous avons sorti tout ce dont nous disposions comme vêtements chauds, et le compte est maigre. Faire chauffer des pates sur la mini plaque de cuisson électrique nous prendra presque une heure, et nous mangerons tous ensemble, serrés les uns contre les autres sur la table étroite dont un pied reste obstinément bancal.
En fumant une ultime cigarette sur la petite terrasse de planches, j’éprouverai un sentiment bizarre. Le fait d’avoir récemment déménagé, là bas, chez nous, à la ville, puis d’être soudainement ici au milieu d’un champ d’altitude, cerné d’une nature potentiellement hostile dans le noir le plus profond me plonge dans une nostalgie imbécile d’un « chez moi » que je ne parviens pas à définir. Je lance un regard hasardeux au barbecue rouillé planté sous la gouttière, sur lequel se déverse toujours un filet d’eau de pluie luisante suintant du toit de bois repeint en vert. En bas, à quelques mètres, la rivière gronde plus profondément qu’en journée, comme en sourdine, pleine de basses et de résonnances inconnues.
Nous fermerons quasiment tous les volets du bungalow, identiquement faits d’un panneau de bois plein. Je n’aime pas dormir dans le noir complet, mais pour ce soir, ça ira.

Dard d'été

Poser la main sur une abeille
Cachée dans l’épaisseur d’un pré
Sentir le dard comme une aiguille
Sursauter
Comme une petite fille se tenir la paume dans la main
En grimaçant avec toutes les dents
Appuyer d’un doigt menaçant
Le pourtour du petit point sensible
Se sentir soudain irascible
Balayer l’horizon radieux
Murmurer des insultes
Se demander à quel endroit l’on range
La petite pince à épiler
Craindre
N’importe quoi, mourir, enfler, manquer d’air
Creuser des rides au coin des yeux en regardant les nuages en haut très haut
Tout ira bien ma fleur
Tout ira bien