mardi 24 janvier 2012

Pour être à même de traduire, il ne suffit pas de maîtriser la langue source...

Brice Mathieussent est un shaman ou un druide. Un passeur, un fusible, un alter-universaliste. Le problème des traductions d’œuvres littéraires est terriblement épineux mais cet homme en est une clé divine et louable à l’envi. Car enfin, on peut se délecter de centaines d’œuvres majeures initialement rédigées dans une langue qui n’est pas la nôtre, il nous faudra nous soumettre à l’incontournable truchement du traducteur. Pourtant, la plupart du temps, nous ne lui prêtons qu’une attention très modérée, voire inexistante : tout accaparés par ce gentil mensonge consistant en la traversée de l’expérience de « lire l’Auteur », bien loin de nous la conscience d’être en présence, pour moitié au moins, d’une « œuvre dans l’œuvre » constituée par sa traduction ; le traducteur n’est donc rarement nommé ni mentionné autrement qu’un entrefilet dans le tout premier cahier de l’ouvrage, généralement à côté du titre original de l’œuvre, que l’on découvre neuf fois sur dix frontalement trahi lui-même au profit d’une assonance ou d’une expression de la langue autochtone a priori mieux adaptée au lectorat concerné…
Ainsi, à moins de détenir ce don aussi jouissivement intellectuel que bizarrement autistique d’être un éminent polyglotte –exercice dans lequel les français, en règle générale, brillent tout à la fois par leur incompétence notoire et leur snobisme flemmard, drapés « pour les siècles des siècles » d’une Superbe enracinée tout au long d’une Histoire impérialo-républicaine vibrant des heurts successifs entre affres d’une colonisation dictatoriale débauchée et luminescences d’une expansion culturelle libertaire – , dès lors que l’on ne fait pas partie de ces « happy few » capables de lire l’ouvrage dans sa langue natale, il nous est demandé de souscrire sans le moindre intérêt ni le moindre questionnement au texte autochtone livré post-traduction, et d’y reconnaître sans la moindre suspicion le ton, le rythme, le style et la syntaxe de l’Auteur que nous souhaitons aborder.
On pense ainsi, très stupidement, mais paradoxalement très raisonnablement et très sincèrement, avoir rencontré l’Auteur dans le texte. Tant et si bien que l’on dira d’ailleurs très naturellement à ses proches ou coreligionnaires des phrases du type « Je viens de lire le dernier Bret Easton Ellis », et jamais « je viens de lire la traduction française du dernier Bret Easton Ellis par Brice Mathieussent »… Pourtant, il est clair que nous sommes exactement dans le deuxième cas de figure ; d’ailleurs, même avec un bon niveau dans la langue originale de l’œuvre, un lecteur éclairé prendra le risque, en s’attaquant à l’œuvre originale, de passer à côté d’une phrase somptueuse, d’une expression fameuse, d’un trait d’humour corrosif ou d’une allusion maîtresse, perdant là toute ce qui fait la saveur, la magnificence et la magie d’un grand auteur de littérature : son style (parlant de « style », et n’ayant pas ici pour motif d’aborder ce si vaste thème, je renvoie les esthètes au somptueux – et néanmoins très ardu – ouvrage d’Anne Herschberg Pierrot, « Le Style en mouvement, Littérature et art »).
Ce ne serait donc finalement qu’au hasard d’une lecture assez rapprochée dans le temps de deux versions traduites d’un seul et même ouvrage initial que l’on réaliserait à quel point la qualité de la traduction pèse sur l’ouvrage initial ; cependant, aussi illogique que cela puisse être, on intègre très facilement la puissance polémique intrinsèque aux traductions des livres anciens ou fondamentaux (ouvrages de références religieux, essais philosophiques, manuscrits de langues anciennes…), autour desquels on conçoit sans la moindre peine qu’un mot, une phrase ou une idée mal transcrite puisse lourdement peser sur le sens global d’une œuvre ; mais il devient soudainement secondaire, voire inutile, de s’interroger pareillement sur la traduction d’une œuvre moderne ou contemporaine. Les pièges sont toutefois identiques, et les conséquences tout aussi fâcheuses… Tous les amateurs de littérature connaissent la soudaine distorsion du temps révélée par une phrase, parfois un petit groupe de mot, des fois un mot seul, qui illumine soudainement l’esprit comme l’allumette fait s’allumer la bougie ou l’interrupteur le plafonnier. Ces instants merveilleux révélant à l’infini la puissance intrinsèque des mots d’une part, et le jeu de divine interaction avec l’esprit qui les soupèse et les choisit de l’autre, peuvent être totalement mis à mal par une erreur de traduction, de la plus grossière à la plus subtile : dès lors, toute cette magie que le lecteur guette, toute symbiose, illumination, révélation, voyage, saisissement devient menacé : l’œuvre toute entière retourne à sa condition humaine au lieu de planer dans les limbes délicieuses du mystère artistique.
Il est donc de la plus grande injustice que le traducteur ne soit pas davantage mis en avant lorsque l’on aborde un ouvrage traduit : en parallèle à l’incontournable biographie de l’Auteur, ne serait-ce légitime que figure en pareille place celle du traducteur, auquel nous nous apprêtons à donner, en toute confiance, ce terrible mandat de traduction, ce véritable « visa pour l’Auteur » ?
Brice Mathieussent est la garantie d’une traduction anglo-américaine irréprochable : instinctive, mimétique, fusionnelle, respectueuse, rabelaisienne comme frigorifique, sa capacité à suinter l’auteur est une œuvre d’art à elle toute seule : je ne peux qu’encourager tout amateur de littérature américaine à s’assurer d’entrer en lecture d’un ouvrage traduit par ses soins, sous peine de passer –peut-être ?- à côté de ce que l’on croirait alors être un roman ou un essai, et qui ne serait au final qu’une sorte de devoir de faculté pseudo-éclairé.
Et pour illustrer cette louange qui ne saurait jamais être assez dithyrambique, voilà trois extraits issus de la traduction de la Nouvelle « Chien Brun, le retour » de Jim Harrison, dont il est définitivement le spécialiste :

Tout d’abord, ces deux petits bijoux d’acuité stylistique, ciselés en une seule phrase :
- « Nora avait déclaré qu’elle avait fait beaucoup de gymnastique au lycée et qu’elle était capable de remuer ses fesses comme un mélangeur de peinture dans une quincaillerie ».
Et aussi :
- « A son avis, il lui était arrivé beaucoup trop de choses récemment et il aspirait au néant de la péninsule Nord, une affection qu’il partageait avec les anciens Chinois pour qui la meilleure des vies est une vie sans histoire. »
Et pour finir, ce passage extraordinaire :
« C.B acquiesça, perdu dans sa nostalgie diffuse des torrents à truites et de la splendide fonte des neiges, quand les rivières tumultueuses quittaient leur lit pour envahir la forêt, que les ours dévoraient gaiement les carcasses gelées de cerfs morts de faim, et que les icebergs oscillaient allègrement sur les énormes vagues du lac Supérieur, souvent surmontés de corbeaux qui donnaient des coups de bec dans la glace pour atteindre les poissons incrustés dans la masse translucide. Cet après-midi-là Toronto semblait d’une beauté saisissante, selon la perception caractéristique de celui qui vient d’endurer une douleur extrême et d’y survivre. Avec une certaine simplicité, le monde acquit alors cette splendeur que découvrent de nombreux enfants à leur réveil par un matin d’été. »
Que les dieux du Nouveau Continent rendent grâce à Brice Mathieussent de livrer aux français du vieux continent leurs romans de feu et de flammes tout brûlants encore, pleins d’odeurs et craquants, aussi délicieux, charnels et authentiques que cette fameuse « baguette » tout juste sortie du four de leurs boulangers, et qu’ils affectionnent tant.

jeudi 19 janvier 2012

Trois petites pièces...

Dans la poche avant-droite de mon pantalon, je fouille. Je veux remonter la totalité des pièces de monnaie que j'y ai accumulé au fur et à mesure de l'avancée de la semaine; au poids, il doit y en avoir un petit paquet à avoir finalement remplacé les billets que je me suis fourré dans les poches arrière lundi matin. Elle est marrante, cette mécanique de poches de pantalon ; les billets, avec les bouts de papiers, les notes griffonnées, les pense-bête, les prospectus, les flyers et les tickets de métro, occupent mes deux poches arrière.
Les briquets, élastiques à cheveux, pièces de monnaie et petits objets usinés de tout genre (boutons de rechange, pièces de jouet non identifiées, trombones, paquets de chewing-gum à l'agonie, etc...) occupent de façon anarchique les poches de devant, parfois provisoirement rejoints par un objet de plus grosse importance de type téléphone portable, paquet de cigarette ou trousseau de clés.
Quand je suis "en fonds", je pousse cette organisation jusqu'à réserver une poche arrière aux seuls billets -généralement la droite -, attribuant à l'autre la fonction de réceptacle automatique au cumul de ces bouts de journée censés être auscultés au moment de se défroquer; pour autant, il est rare que ce tri soit effectué de façon rigoureuse si bien qu'à l'issue de quelques jours, je cumule de petits ouvrages compressés sans queue ni tête gorgés d'informations pour la plupart inutiles, au milieu desquelles meurt une donnée essentielle, un rendez-vous incontournable, un numéro de téléphone ou une adresse mail précieuse. Souvent, d'ailleurs, le fait de changer de pantalon n'y change rien, le petit pavé plein de pelures atterit tel quel dans le pantalon suivant, dans la même poche arrière, à la différence près qu'il est gênant pendant les premières heures, la poche propre ne s'étant pas encore tout à fait adaptée à cette ancienne moulure cmulée dont l'empreinte force placidement la rigidité du tissu.
Pour l'heure, alors qu'à demi allongé dans un sofa ma main est entièrement plongée dans cette poche avant-droite moyennant un tortillement caractéristique du bassin entraînant un arc-boutement du dos et la création d'un angle audacieux entre la tête et le cou, je me surprends à ne pas tomber sur le tas ferrailleux auquel je m'attendais; certain pourtant de détenir un "magot de pauvre" sous la forme d'une bonne poignée peut-être même composée de quelques heureuses surprises, je transforme ma main en araignée bancaire tout en soulevant davantage mon bassin. Finalement, je tombe sur une colonne de pièces parfaitement alignées à la verticale, lovées dans le sillon de mon aine comme une petite phalange romaine endormie. Ca me laisse perplexe. Oui, le fait d'avoir changé de vie et de rythme me laisse désormais face à ce type de situation où les plus petites choses du quotidien, les détails les plus stupides voire les plus maussades prêtent à réflexion. Ainsi, cet ordonnancement de pièces auto-généré au fond d'une poche de pantalon à l'issue d'une journée agitée qui aurait du, au contraire, engendrer une sorte de scorie d'acier hérissante et désordonnée, me divertit. Je m'efforce de l'extraire de ma poche en l'état, sans troubler le phénomène. Puis je les compte. Il y a là vingt-trois pièces, de toutes tailles, de toutes teintes et de tous calibres parmi celles qui composent les "cents" de la monnaie européenne en vigueur. Un vrai petit pactole. Rien à voir avec ces minables reliquats de monnaie qui n'autorisent qu'une lamentation muette. Je les soupèse un peu, pendant quelques secondes, puis je les renfourne dans ma poche cette fois sans plus de précautions.
Une boule familière et lourde prend possession de ma poche, comme un hérisson sous une souche.
On est jeudi.
Cool.

jeudi 12 janvier 2012

Je me fais peur donc je suis

Est-ce le simple fait de vieillir et de devoir, année après année, se séparer de tellement de choses propres à l’enfance qui oblitère la plupart de nos peurs primitives pour les cristalliser en une vague poignée de bribes incertaines ? Il en est de même pour la plupart de nos souvenirs doucereux, qui finissent par fondre eux-aussi en un nuage de ouate chaud et odorant mais malgré tout, s’agissant des bons souvenirs, il continue de se dégager de leur abstraction une sorte de scintillement, de plénitude astrale qui se rapporte à la beauté des choses éternelles ; inversement, la terreur infantile, si fébrile, si pantelante, à la fois mystique, viscérale, pulsative et peuplée de créatures ensorcelées, finit bêtement par laisser place à cette angoisse parvenue à maturité, sourde et latente, laide, difforme et sans plus de contour, quotidienne au lieu d’exceptionnelle, morne au lieu de fantastique, oppressante mais si banale qu’elle en est définitivement honteuse.
Nos belles peurs terribles finissent ainsi généralement par s’automutiler les unes les autres à mesure que nous pensons gagner en sagesse et en raison, puis se nient entre elles dans nos Moi malades de certitudes silencieusement bancales jusqu’à fusionner en un cauchemar muet, fataliste, borné et rabougri ; disparue, cette trilogie fantastico-christique de peurs infantiles : celle du père, de sa colère titanesque, de sa toute puissance, de son autorité, et peut-être plus que tout, de sa déception. La peur du Feu. Celle du fils, ensuite ; le fils-monstre de Jérôme Bosch aux mille visages éternellement rivaux, aux mille humiliations, aux mille menaces, aux mille hontes, ratages, timidités, échecs : fratricide, voisine, elle est la peur cumulée de la créature tentaculaire forgée dans les sous-sols du monde dans le seul but de nous engloutir vivants entre deux rangées de crocs acérées, gavée de férocité, dispensatrice de douleurs et de craintes, à jamais inassouvie, et celle du camarade de classe ou de régiment, éternel rival harceleur, plus retorse, traître, infâme, et couarde ; la peur de l’Eau, et de la Terre. Celle enfin de l’esprit, des esprits, au panthéon de divinités toutes-puissantes et orageuses, d’esprits malfaisants aux intentions tourmenteuses et vengeresses, de créatures impalpables et invisibles nichées dans les ombres, les vents, les torrents, les ondes, les bruits suspects et les craquements nocturnes, somme de manifestations inconnues et terrifiantes aux intentions incompréhensibles… La peur de l’Air.

De l’ensemble de ces peurs magnifiques, compagnes équilibrantes de la vie dans ce qu’elle a de plus substantifique, de plus magique et de plus inexplicable, il ne peut plus guère être retenu qu’un étouffement : telle Blanche-Neige retenue dans sa fuite éperdue à travers les bois par d’immondes entrelacs de ronces, de lianes et de branches crochues, nous avons, bien plus jeunes, pénétré d’obscures forêts personnelles dont l’issue était sans cesse repoussée et dont nous pensions ne jamais parvenir à nous échapper, retenus par ce bestiaire superbement imagé, coloré, criard, violent et organique que nous étions capables de générer dans un rapport au monde fait d’égal à égal cosmogonique.
Hélas, en dehors de deux ou trois souvenirs affreux qui n’auront pu cicatriser au milieu du lent processus de la vieillesse et qui s’accrochent inévitablement aux angles de nos mémoires comme de laides araignées faussement endormies, nos plus belles « premières peurs » nous ont échappé, telle l’eau ne pouvant être retenue au creux de la main. Et c’est peut-être tant mieux : de quoi serait fait notre triptyque, si d’aventure, adultes, nous étions encore capables de créer nos propres peurs à la hauteur de nos cœurs et de nos corps renforcés ? Mais il en est ainsi ; nous ne valons rien en dehors de nos années flétries, car ce que nous perdons en devenant plus âgés est sans pareil : notre imagination.


Posté dans le cadre de "STOP ou Tout est bruit pour qui a peur", nouvelle création théâtrale de la Cie Diphtong / Hubert Colas.

lundi 9 janvier 2012

Blonde America

Here is the Jayne Mansfield's life summary in 7 pics.


(je conseille vivement la lecture fantastique du "Jayne Mansfield - 1967" de Simon Liberati à tous les amoureux du rêve américian trucidé.)

mardi 3 janvier 2012

Liste !

Ce sont les mois qui comptent. Les années se perdent invariablement dans leur laideur chiffrée.

Or, nous sommes Janvier.


Rayon lettres :

- "Love is a Mixtape" ("Bande Originale") / Rob Sheffield

- "Jayne Mansfield 1967" / Simon Liberati

- "L'Oiseau Canadèche" / Jim Dodge

- "The farmer's daughter" ("Les jeux de la nuit") / Jim Harrison

- "Fishes : A guide to familiar american species" / Herbert S. Zim - Hurst H. Shoemaker


Rayon traits :

- "Nausea" / Robert Crumb (volumes from 1985 to 1999)

- "Transmetropolitan" (parutions françaises, épisodes 1 à 60) / Warren Ellis - Darick Robertson


Rayons ondes :

- "Paranoïd" / Black Sabbath

- "El Camino" / The Black Keys

- "Ring n'Roll" / Catherine Ringer

- "36 hits" / Roy Orbison

- "Liege and Thief" / Fairport Convention

- "Parade" / Rue de la Muette

Rayon vigne

(prequel - sorties officielles sous quinzaine pour cause de poursuite d'un processus d'évacuation de substances chimiques diverses massivement ingurgitées dont la liquéfaction en vue d'une assimilation/absorption complète exige une abstinence alcoolique pouvant varier de trois cent soixante à quatre cent quatre vingt heures) :

- Irouleguy, cuvée Arranoa 2009

- Saint Emilion, Roc de Puisseguin 2007


Rayon cancer :

- Gold / Benson & Hedges (invariable)