jeudi 20 décembre 2012

... Comme une conne.

En repliant le journal qu’elle tenait ouvert sur ses genoux elle regarde ses doigts ternis par l’encre et les frotte l’un contre l’autre. Elle a parcouru des tas d’articles sans vraiment lire quoi que ce soit en dehors d’un vague charabia et maintenant le soleil traverse le hall d’embarquement de part en part en aplatissant le marron rêche des banquettes si bien que comme tout le monde, elle fait glisser ses lunettes noires de son front en entraînant une mèche de cheveux qui s’est prise dans une branche et qui l’agace. Il est toujours en retard. Elle a croisé les jambes. Elle, sera toujours en avance. D’ailleurs, même si personne ne lui en a clairement fait la remarque, ils pensent tous qu’elle est encore allée trop vite. Pourtant, ça ne lui a pas semblé précipité. Se marier, c’était quelque chose qu’elle avait toujours voulu faire, ou plutôt, qu’elle avait toujours su qu’elle allait faire. Tout le monde se marie un jour où l’autre, alors pourquoi pas maintenant ? Que fallait-il attendre de spécial, obtenir un diplôme ? Décrocher un travail ? En quoi cela avait-il le moindre rapport avec l’envie d’appartenir quelqu’un, de lui jurer fidélité ? Non, il n’y avait aucun mal à se marier jeune. Surtout qu’Abel était beau, particulièrement attentionné, un peu immature parfois mais les garçons sont tous comme ça, même sa grand-mère le dit. Un rai dardant se met à lui brûler opiniâtrement la cuisse. De la poussière scintille dans l’air ambiant par vagues lentes autour de ses bagages empilés devant elle, qu’elle surveille régulièrement en se demandant ce qu’elle a bien pu oublier. C’est la première fois qu’elle part si loin. Il parait qu’en plein cœur du Pacifique, s’il pleut, la température peut soudainement baisser de cinq bons degrés en quelques minutes à peine. C’est lui qui a choisi. Elle, elle serait partie moins loin. Toutes ces heures à passer dans la carlingue d’un avion ça lui semble long, on doit finir par s’ennuyer au bout du compte et l’idée qu’ils finissent par ne plus rien avoir à se dire la gêne. Elle sait qu’elle lui tiendra la main, que ça finira par lui peser mais qu’il ne retira pas la sienne pour autant, comme lorsqu’ils sont au cinéma où elle penche sa tête pour toucher son épaule, même si c’est inconfortable. Il est neuf heure treize. Elle tripote machinalement son téléphone en faisant des allers-retours mécaniques avec le pouce jusqu’au menu des messages tout en pesant son envie de se retourner en direction de l’arrivée des sas à la recherche d’un signe dans la foule des voyageurs. Sur le haut de son sac il y a une petite bouteille d’eau minérale dont elle boit une gorgée sans vraiment d’envie. En face, le type en veste de velours croise son regard puis replonge dans son livre. En remettant la bouteille à sa place elle vérifie pour la énième fois la pochette qui contient leurs billets en entrebâillant légèrement une fermeture éclair, et comme à chaque fois le pli liseré de blanc plastique apparaît, rangé à côté de son passeport qu’elle se contente de caresser du bout de l’ongle sans chercher à le voir. Une nouvelle annonce de départ sort des hauts parleurs, répétée dans plusieurs langues, comme à chaque fois. Elle éprouve le besoin de faire quelque chose alors elle ré-ouvre la brochure. Elle l’a déjà tellement regardée que les photos lui semblent maintenant factices. Tout à l’heure elle a remarqué que sur l’image de l’interminable plage de sable blanc qui se découpe en travers des deux feuillets centraux, l’hôtel à l’arrière plan ressemble à ces barres d’immeubles qu’ils construisent partout en périphérie, comme ceux que l’on voit d’ici, du côté de l’autoroute. Que vont-ils faire, une fois là-bas ? Boire des cocktails, certainement. Il doit aussi y avoir un jacuzzi dans la chambre. Elle se demande s’il essaiera de lui faire l’amour dans le jacuzzi, et si ça lui plaira. Elle retourne la brochure mais rien n’est mentionné sur la présence de jacuzzi dans les suites promotionnelles. Il est neuf heures vingt quatre. Hier, à la noce, son frère a vomi sur le capot de la voiture de luxe qu’ils leur avaient loué et c’est son père qui a dû nettoyer, en bras de chemise, pour ne pas, c’est lui qui l’a dit, que l’acidité attaque la carrosserie et laisse des traces. Elle essaie de se rappeler combien de fois elle a vu Abel complètement ivre. Puis pour la première fois elle envisage qu’ils puissent rater leur avion. Elle a envie d’un soda. Elle pense appeler son frère avant de se dire qu’il ne répondra certainement pas, après l’épisode d’hier. Devant elle ses bagages penchent un peu comme le palmier de la brochure. Maintenant le soleil chauffe son ventre. De l’autre côté des murs de verre interminables, des avions s’élancent dans le ciel sans le moindre bruit. Une autre annonce passe dans les haut-parleurs et d’autres gens se lèvent en abandonnant des journaux sur les banquettes. Celui qu’elle a discrètement bazardé sur le siège voisin s’est replié d’une façon bizarre, la moitié des pages de travers si bien que les gros titres se chevauchent en formant des phrases ridicules. Son téléphone se met à sonner, elle fouille un peu stupidement la poche de la veste pliée sur ses genoux mais c’est sa mère. Elle n’ose pas lui dire qu’Abel n’est pas encore là. La conversation s’écourte sur des mots inutiles et elle raccroche avant de garder l’appareil entre ses deux mains jointes. Neuf heures trente et une. Même si c’est ridicule, ce petit groupe d’îles perdues en plein milieu de l’océan lui fait vaguement peur. Elle n’a jamais eu l’âme d’une aventurière. Se marier est une chose, mais après, pourquoi partir si brusquement, en ayant si peu dormi ? Il paraît que la majorité des époux ne consomment pas leur mariage le soir de leur nuit de noces. Lorsque Abel est rentré après avoir raccompagné son frère jusqu’à son studio, il était plus de cinq heures. Il est toujours en retard. Et elle, sera toujours en avance. A attendre comme ça, comme une conne.


Texte de commande rédigé pour la sortie du "1st K7 pack" de Microphone Recordings - Avril 2012

> Toi aimer ce post ? Toi être charmant, toi partager... (Dieu te le rendra au centuple demain)

samedi 15 décembre 2012

Bunker Palace Hotel

Jonathan Andrews est anglais, et photographe. Au-delà des publicitaires qui n’ont cessé de faire appel à ses talents, ce qui fait que, probablement, chacun d’entre nous a dû voir l’une de ses œuvres sans le savoir accolée à un 4x4 étincelant ou un autre artefact sans grand intérêt, ses prises de vue de « landscapes » saisissantes lui ont valu un palmarès impressionnant (nominations aux International Color Awards, 18th Sony PANL Awards, PANL Awards, Fuji Awards…) qu’il vient dernièrement de compléter avec une nomination pour le Creative Review Photographie Annual avec la série WWII Bunkers.


Un petit avant-goût en direct afin de vous donner l’envie de faire un tour sur son site qui, au-delà de cette impressionnante série, regorge de ce genre de pépites qui vous laissent dubitatif devant votre écran, tandis que comme dirait l’autre, le temps suspens son vol…




Le reste... ici :

http://www.jonathanandrewphotography.com/#mi=1&pt=0&pi=1&s=0&p=-1&a=0&at=0

lundi 10 décembre 2012

Vers d'hiver



 "J'aurais dû pressentir
Que ces serpents kaki
Ces faiseurs d'avenir
Nous arrachaient les dents..."

"usthiax.B"
usthiax - 2004
(autoproduction)




"On peut bien se remplir
Et croire garder tout pour soi
On en perd quoi qu'il en soit"

"Ecrire à l'envers"
usthiax - 2005
(autoproduction)



"Des pêcheurs font de très grosses prises
Et des poètes de bon papiers
Je ne suis ni pêcheur ni poète
Car les vers grignottent mes pieds..."

"Bleu Palpitant"
usthiax - 2008
(Bonsaï - EMI)



"Je vais marcher le long du fleuve
Suivre le cours du temps qui part
En avançant on fait peau neuve
De grenouille on passe à têtard..."

MMXI
usthiax - 2012
(WashiWasha - Warner)


vendredi 7 décembre 2012

Existentialisme lunetteux.

Sa chambre à l'Arizona Inn lui rappela désagréablement la maison de retraite des parents de Diane, près de Battle Creek. Tout était immaculé, le mobilier ancien et luxueux. La moquette des toilettes était si épaisse qu'on se demandait si c'était vraiment là qu'on pouvait couler un bronze.

Traduit par le génialissime Brice Mathieussent.
"The Great Leader - A Faux Mystery"
Jim Harrison, 2011.

dimanche 2 décembre 2012

On l'appelait La Titanide

Quand force est de s’apercevoir que l’on a dépassé l’âge de l’enthousiasme et que de surcroît, on a cumulé quantité d’heures enfermé dans les salles obscures (celles où l’on regarde des gens vivants en vrai prendre des poses sous des faisceaux de lumière en générant un bruit plus ou moins harmonieux, pas les autres où l’on se dispute un accoudoir avec un troupeau d’ados décérébrés qui baissent la tête dans le noir pour loucher sur un tweet luminescent en gloussant avant d’éventrer à plusieurs l’encolure de sachets plastiques bruyants tout en faisant rouler des canettes vides sous les sièges ou faisant d’atroces bruits de succion à l’aide d’une paille plongée dans une poche plastique contenant le jus d’un fruit inexistant, et accessoirement, levant la tête vers un écran sur lequel est projeté un film) au contact de musiciens en attente de scène, avant qu’ils y montent, pendant qu’ils y sont, puis après qu’ils en soient descendus, on en vient inexorablement à bougonner plus que nécessaire. Oh, pas à se lasser, ça non, être récepteur de musique vivante reste en soi une expérience sensationnelle, mais bougonner, ça oui. Si l’on tente quelques audacieuses métaphores, le gourmand du dimanche matin au visage encore marqué des stigmates d’une taie d’oreiller ne s’émerveille plus non plus totalement devant une fournée d’éclairs au café pourtant tout frais luisants derrière la plaque vitrée de son boulanger, ça aurait même tendance à finir par l’agacer un peu cette habitude dominicale à ramener un dessert à partager en famille, pas plus que le brocanteur ne se sent davantage ému quand il tombe sur son neuvième buffet en noyer, comme il le fut à l’acquisition du premier qu’il allât chercher lui-même au volant de sa fourgonnette dans un hangar de banlieue... Mais il arrive encore que certaines lueurs reparaissent dans un regard un peu prématurément ferreux : ce nouveau beignet mis en vitrine à la boulangerie ce matin-là, à base de vanille Tahiti ; ce nœud dans le bois d’un pied de lampe qui luit soudain sous la patine jusqu’à ressembler à un sarment de vigne… Parce qu’évidemment, l’amateur de pâtisserie garde toujours au cœur l’émotion de sa gourmandise qui, de façon certaine, ne manquera pas d’allumer son petit interrupteur, et pareillement, l’amateur de vieux meubles patinés guettera en permanence cette caresse qu’il pourrait laisser courir du revers de la main sur une courbe bosselée ou le long d’une arête de tiroir. Pareillement, l’amateur de musique vieillissant, s’il bougonne désormais davantage que ce qu’il s’enthousiasme, garde dans sa poitrine ce même genre d’interrupteur qui tient les gens vivants, dans le même coin de ventricule, prêt à être commuté. Bien souvent, il rentre à la nuit tombée l’esprit las, les oreilles usées, le goût des choses un peu émoussé. Bien souvent il arpente, circonspect, des étendues infinies de fichiers aux titres laconiques qui s’entredévorent sur des serveurs numériques, des océans de vidéos empilées les unes au dessus des autres dans d’interminables descentes d’écrans, des stations d’écoute de grands magasins se succédant comme des poteaux électrifiés exposant de nouvelles pochettes comme des totems jetables, des rivières de commentaires à la l’éternelle surenchère de compliments consanguins, des forêts d’articles de presse tronqués, acerbes ou inutilement dithyrambiques, éternellement à la recherche de l’étincelle qui allumera son commutateur, englué et morose dans une quête aussi têtue qu’éperdue tapissée de souvenirs pendus comme des oripeaux dans une chambre d’adolescent abandonnée à la poussière. Et voilà qu’arrive ce vendredi soir. Le vendredi, bien sûr, c’est, au choix, l’ancien jour de paie des ouvriers (cf « Le vendredi c’est demi » de Desproges), celui du début du week-end (qui, crise et dérive oblige, a été finalement avancé au jeudi, lui-même ex-mercredi pour les écoliers d’antan), celui des « Bordels » du brillant blog « Après la pub », celui de la création d’Adam et Eve (erreur magistrale qui a demandé au Très Haut de prendre une RTT immédiatement après pour digérer sa boulette), bref, le jour dédié à Vénus (la mère d’Eros, qui trompe son mari Vulcain avec son frère Mars, et qui, à ce titre, a logiquement été déclarée Reine de l’Amour parce que prendre le Dieu de la Guerre pour amant après avoir accompli son devoir conjugal avec le Dieu Forgeron, faut être balèze, hein, faut avoir la santé…).

Donc, en ce vendredi soir 30 novembre et alors que je rejoins en partie une bande d’amis fidèles pour aller assister au concert donné par l’autre partie de ces amis fidèles ayant l’heur d’être musiciens, je ne me doute pas vraiment que Phoebe Killdeer & The Short Straws sera l’occasion précieuse de commuter mon interrupteur personnel, qui avait d’ailleurs vaguement tendance à gripper depuis quelques temps… Oui, impossible de prévoir ce genre de choses à l’avance, dès lors que l’on ne se rend pas au chevet scénique d’un de ces groupes légendaires dont on sait à l’avance qu’ils combleront sans coup férir nos attentes: Phoebe Killdeer et les Short Straws, c’est de toute évidence un bon pari, en toute probabilité un groupe terrible mais soyons réalistes, à l’Espace Julien et en première partie d’Eiffel, à priori, peu de chances de voir« rejaillir le feu de l’ancien volcan qu’on croyait trop vieux ». Une émotion sincère, un plaisir ouvert, une chaleur réconfortante, ça oui, incontestablement, mais le coup du commutateur, non, quand même… Alors me voilà à pénétrer dans le hall d’accueil de l’Espace julien - qui mérite toujours son titre de « hall d’accueil le moins accueillant de tous les halls d’accueils de la terre, toutes catégorie de halls d’accueil confondues – décontracté du gland, presque jovial, sans la moindre vigilance, seul car vaguement en avance sur ceux de mes amis spectateurs mais néanmoins vaguement en retard sur ceux de mes amis ferraillant déjà sur scène, aussi innocent que l’enfant Jésus dans son petit panier, à pousser la porte à double battant me séparant de la salle pour atterrir sur l’amoncellement traditionnel de spectateurs aux mains dans les poches qui vous lancent ce regard haineux qui veut dire « merde, encore un con qui pousse la porte, fais chier, on peut pas être tranquille deux minutes » auquel je réponds instinctivement par un non-moins classique regard signifiant « hey mec, si tu plantais pas pile devant la porte, d’une part ça aiderait les gens à pouvoir rentrer sans avoir à te frotter le dos, et tu sais quoi, ça te permettrait même de profiter du concert en t’approchant de la scène, t’es quand même pas là pour regarder le truc de loin sinon t’as qu’à aller au Dôme (ben oui, ce soir, y’a Scorpions au Dôme… Scorpions… Si si, les teutons spécialistes en slows) et puis tu sais quoi, si t’es pas content, reste chez toi et mets-toi un DVD de Polnareff, ok ? » et là, ben, là, je tourne la tête. Vers la droite. Clac. Me voilà toutes lumières allumées. Plein feux dans mon salon personnel. Giga-lumens dans mon ampoule neuronale. Bûche de hêtre jetée dans le corps de cheminée, crépitements de pommes de pins. Comme mon cerveau va tout de suite plus vite, je remarque, en même temps et sans confusion : que le son est (vraiment) génialement tenu, que les lumières sont chaleureusement idoines, qu’ Alexandre Maillard est beau comme un Leonidas (celui du film, pas celui des chocolats) invité chez des mormons dissidents, que Phoebe Killdeer est aux Short Straws ce que Siouxsie a été aux Banshees, mais en mieux, (si tu préfères, ce que Nina Hagen a été au Band, mais toujours en mieux), que Cedric Leroux a le son de guitare que promettent les guitares dans les vitrines mais là il l’a en vrai, et qu’il joue de la sienne comme un héros des trente glorieuses (50’s>70’s) mais vivant, que Sylvain Joasson est le batteur que l’on a tous rêvé d’avoir au moins une fois dans son groupe mais non a l’on n’a jamais eu (ou l’éternel syndrome Vache Qui rit pour les batteurs : trop fort / trop technique / trop volubile / trop pas assez / trop maniaque / trop susceptible / trop bourré / trop pas là ), et, commutateur grésillant à la limite de la rupture de fusible, je réceptionne dans mon corps - que j’avais eu l’imbécilité de croire sous l’emprise finale du Grand Bougon- la Vague Divine et le Remous Voluptueux. Toutes deux génèrent sans le moindre effort deux symptômes ancestraux : le Sourire Imbécile et la Tremblote de la Botte Gauche. Je pense une seconde au miracle mais heureusement je me ressaisis : non, nul miracle dans ce show de Phoebe Killdeer & The Short Straws. Du terrestre, rien que du terrestre, auquel il aurait pu être (presque) de bon ton d’élimer à mon tour encore un peu plus cette corde de qualificatifs usés jusqu’à l’écœurement dans les sphères des rock-critic de l’An 2000, jusqu’au dernier filin des « viscéral », « primitivement génial », « tribal », « rageur », « transe », « hypnotique », « orgasmique », heu, lequel j’oublie, ha oui, « obsessionnel », bref, tout ça. Mais non. Le seul truc, c’est que c’est classieux. Et vrai. Le seul truc c’est que ces quatre-là posent incroyablement, mais qu’ils posent nature. Qu’ils possèdent éhontément, mais qu’ils déversent ouvertement. C’est qu’ils jouent impeccablement quelque chose d’indomptable, avec la cohésion d’un poing fermé, dans la cohérence d’une célébration codée, le tout avec la fébrilité d’un désir pornocrate assouvi dans l’élégance d’un décor de velours souillé. J’avais quitté Phoebe Killdeer et ses Short Straws dans une demi-teinte vaporeuse un soir d’octobre 2008, je les retrouve les doigts rivés à mon commutateur, qui en rosit comme un appendice sous l’effet d’une électrification mécaniquement concupiscente, tandis que mon cortex enregistre comme un reporter animalier l’élégance de cet animal musical racé comme un guerrier Peul, survivance contemporaine des légendes vinyliques. Tout à ce transport oublié dont les réminiscences spectrales d’anciennes extases aux atours nostalgiques sont avalées sans vergogne par un instant présent millénariste, je fais des « Ah » et des « Oh » avec mon cul, des « Shabam » avec mes oreilles et des « Wizz » dans mes orbites - bref, je suis mauvais en Brigitte Bardot mais l’idée est là…

A trois heures vingt-deux, lorsque je me glisse dans mon lit silencieux, c’est la machine scintillante comme un grand boulevard un soir de Noël. Tant pis pour la durabilité de ma bio-individualité : cette nuit, j’aurai surconsommé mon énergie fossile à outrance. Je ne pense pas que cela soit si grave, cependant : le reste du temps, je m’éclairais à la bougie.

mercredi 21 novembre 2012

Anne, ma soeur Anne...

Une fresque naïve de ville futuriste fourmillant de détails hallucinés, imprimée en plusieurs parties puis reconstituée à l’aide de longues bandes de scotch, coloriée assidument aux couleurs criardes de feutres Giotto. Un reportage nocturne et hypnotisant sur Soutine, regardé assis en tailleurs face à la télé en plein cœur de la nuit. L’intégrale de « Rails », de David Chauvel et Fred Simon rééditée en noir et blanc, puis le tome 1 de « Scarlet », de Brian Michael Bendis et Alex Maleev. « Have Yourself A Merry Little christmas » de Sinatra, à chanter à l’heure du bain. Existe-t-il quelque chose de mieux que Chopin pour exécuter de la danse classique. Une petite reproduction de la « danseuse » de Degas sortie de sa boite blanche immaculée après que celle du salon ait explosé par terre, se démettant d’un seul choc de ses deux bras pourtant repliés dans son dos et de sa tête. Une place crédible pour la petite fiole d’absinthe dénichée du côté des Basses Alpes. Ce que prédisent les runes. Une ordonnance circonspecte pour une prise de sang devant répondre à une liste de dix-neuf marqueurs. Une nouvelle marque de dentifrice pour ne plus avoir à subir, tous les matins, la même ignoble incompatibilité gustative entre menthe glaciale et café brûlant sans sucre. L’horloge de la cuisine, pour attendre l’échéance de cet interminable délai fixé pourtant très arbitrairement entre deux cigarettes. Un cadre de Schiele sans place adéquate rangé le long d’une paroi de combles. Fields Of the Nephilim est-il, définitivement ou pas, une pâle copie des Sisters Of Mercy. La vidéo intégrale, en anglais non sous-titré, de la conférence sur la question israélo-palestinienne tenue par Miko Peled à Seattle le 1er octobre 2012. Des chèques à tout un tas d’organismes anthropophages n’existant que par l’entremise de petites enveloppes à fenêtres au format précis à glisser derrière un feuillet informatisé, ce pliage mécanique débouchant invariablement sur une étrange adresse cryptée dévoreuse de compte bancaire. Comme une double peine, un timbre sur chacune d’entre elles, sachant que l’on n’aura jamais le nombre de timbre suffisants. Une après-midi de six bonnes heures derrière un écran d’ordinateur à compulser des informations inutiles, se lever, aller aux toilettes, essayer de faire autre chose et entamer la soirée en revenant s’asseoir au même endroit, mais cette fois, un verre à la main. Recommencer à poser régulièrement la main sur un radiateur pour en vérifier la température. Recommencer régulièrement. Recommencer. Une fresque naïve de ville futuriste fourmillant de détails hallucinés, imprimée en plusieurs parties puis reconstituée à l’aide de longues bandes de scotch, coloriée assidument aux couleurs criardes de feutres Giotto.

vendredi 16 novembre 2012

Les Maldives

- Mais moi je m’en tape, de ce qu’ils pensent !
- Bien sûr, on est tous comme ça, mais quand même y’a certaines situations où on peut pas tout se permettre, tu vois…
- Je vois quoi ? Hein, je vois quoi, dis-moi ? Tu crois réellement qu’il se fait chier des journées entières à bosser jusqu’à pas d’heure, à me laisser comme ça avec les gosses jusqu’à ce que je me retrouve à parler aux meubles tellement je sui seule, tout ça pour que le fric qu’il ramène me permette même pas de faire ce que je veux, où bon me semble ? Mais tu plaisantes ? Tu veux que je te les compte, ces après-midi pourries ou je me traîne entre quatre murs avant de descendre dans le centre arpenter ces magasins odieux remplis de vendeuses condescendantes en guettant l’heure de la sortie des classes, à monter et descendre des niveaux de parking en sous sol à la recherche d’une place où pouvoir garer ce machin énorme qu’il a acheté, aussi gros qu’un camion ? Tu crois que quoi, que je me régale ? Hein ? Que je passe ma vie à organiser des réunion Tupperware avec des Comtesses, c’est ç a ?
- Bah, en même temps, tu peux pas vraiment dire que t’as une vie disons… difficile.
- Ha, ben nous y voilà ! Il faudrait qu’on fasse du marteau-piqueur au mois d’août en plein soleil c’est ça, avec la trouille d’un contrôle de permis de travail, pour avoir ne serait-ce que le droit de prétendre à trouver certains jours pathétiques, hein ? Moi, j’ai pas le droit de me plaindre ? Faut faire pleurer dans les chaumières, comparer le prix des Pépito dans les rayonnages ? Et quoi encore ? Hein ? Ma vie, ma belle, y’a des tas de jours crois-moi elle est à chier, et le fait que j’aie une employée de maison à temps complet n’y change rien ! Je vais même te dire mieux : elle est plutôt tranquille, ma femme de ménage, si on y réfléchit bien : elle vient chez moi, elle passe l’aspirateur, elle sort un repas traiteur du frigo où y’a presque plus rien à faire, elle fout tout ça dans des casseroles neuves sur un piano gigantesque où tout cuit tout seul, elle refout tout ça au lave-vaisselle ça lui prend quoi, cinq minutes, elle plie deux ou trois draps, tout ça loin de sa marmaille insupportable qui doit gueuler ou vendre de la drogue je ne sais où, et elle se rentre peinard avec son petit bus qui te la ramène direct en bas de son immeuble, et la journée est finie…
- Attends, tu pousses un peu là quand même…
- Moi, mon mari, si je le vois deux soirs dans la semaine c’est Noël, et encore, ces soirs-là, à peine rentré il se vautre dans le canapé du salon en chemise avec une assiette toute prête laissée dans le frigo, et en général, il caresse plus le chien que moi… Et moi, pendant ce temps, je me fais chier comme la pluie dans cette baraque immense, à passer mon temps au téléphone avec des artisans biaiseux qui cherchent à me soutirer un max de fric, y’a des pièces à n’en plus finir où les gosses déversent leur bordel sans aucune interruption, si je leur demande de ranger faut voir comment ils me répondent, ils foutent rien à l’école, toujours là à demander du fric pour un oui pour un non, mais faut réaliser ma vieille, tout ça, c’est épuisant, ça te lamine le cerveau, je suis obligée de prendre des cachets si tu savais, y’a des jours, je t’assure que je t’enverrai chier tout ça et je me tirerai à Biarritz par le premier vol qui passe en te le plantant avec les gosses deux bonnes semaines comme un con, ça lui ferait les pieds…
- Ouais. Bon… Tétais quand même aux Maldives le mois dernier justement, il me semble.
- Et alors ? Si t’as la possibilité de le faire, tu fais quoi toi, tu pars quand même en Ardèche dans un gîte rural, c’est ça ? Juste histoire de pas faire jaser ? Parce que ce serait immoral pour ceux qui partent pas, hein ? Non mais si on raisonne comme ça ma vieille, on fait plus rien, hein ! C’est le minimum ça, ma belle, au moins ça, merde !
- En même temps, à coup sûr, telle que je te connais t’as quand même réussi à te faire un peu chier là-bas aussi, non ?
- Oh non, ça non, tu sais, les Maldives, c’est vraiment, vraiment cool… Y’a des types partout qui s’occupent de tout tout le temps, tu fous plus rien, t’as plus qu’à rester là dans un transat à moitié bourrée à attendre qu’ils viennent te chercher pour passer à table, lui, il disparaît tout la journée faire l’adolescent avec un masque et un tuba, les gosses font du jet-ski, et il finit même par me baiser, et plutôt pas mal si tu veux savoir… Tu peux pas t’imaginer la détente…
- Ouais, bref, t’es toute seule là-bas au lieu d’être toute seule ici, finalement.
- Ha non mais ça n’a rien à voir, là-bas… C’est pas pareil ! comment t’expliquer…
- Non non mais je comprends va, je comprends, t’inquiètes….
- … c’est qu’en fait, là bas, comment dire….
- Ben dis pas alors, dis pas…

lundi 12 novembre 2012

Espions

Est-ce qu’elle a choisi ses sous-vêtements avant de partir à sa rencontre ? C’est ce que l’on peut se demander maintenant qu’elle est là dans les étages de cet hôtel de luxe. On ne voit pas vraiment si elle a emporté un sac, tout va vite, tout est tendu. Ses escarpins très hauts frappent frénétiquement le sol feutré en laissant apparaître fugacement leur semelle rouge écarlate, les pans de son manteau noir s’entrouvrant sur ses collants noirs dont le haut dentelé est caché à mi-cuisse sous une robe noire à la coupe classique, la pâleur soudaine de son visage anguleux aux yeux vert d’eau affolés traversée par cette chevelure noire aux longues mèches défaites, ces boucles hors de prix pendant au bout de ses lobes comme deux gouttes dansantes, elle court le rejoindre comme un animal pris dans les feux d’une voiture.

mercredi 7 novembre 2012

Severance

La grange.

Les enfants des villes perçoivent la part obscure de la vie lorsqu’ils passent à côté de sans abris qui installent des cartons sur un banc public pendant qu’ils regagnent leur maison après avoir fait les courses. Les enfants des champs perçoivent la part obscure de la vie lorsqu’ils assistent à la mort d’une jument mettant bas un poulain mort-né. Les enfants des villes habitent de petits appartements soigneusement décorés dont les fenêtres donnent sur des rues saturées de voitures ; les enfants des champs de grandes bâtisses inconfortables aux vérandas ouvertes sur des horizons d’arbres. Les enfants des villes crachotent la fumée insidieuse de flots de véhicules ininterrompus les jours de pluie. Les enfants des champs toussent la fumée de machines agricoles phénoménales sur lesquelles ils grimpent à califourchon en plein soleil. Les enfants des villes devinent les mystères du sexe sur les devantures de kiosques à journaux ou en voyant des femmes laides à demi-nues arpenter un trottoir. Les enfants des champs abordent la crudité du sexe devant les clapiers, en se penchant sous un étalon ou en assistant à une insémination de vache. Les enfants des villes connaissent beaucoup de jeux pervers et drôles. Les enfants des champs adorent y jouer. Les enfants des villes doivent donner une main pour arpenter des trottoirs insalubres. Les enfants des champs disparaissent pour la demi-journée dans des bois environnants. Les enfants des villes prennent la voiture pour regagner une piste cyclable embouteillée, un casque aux couleurs criardes enfoncé de guingois sur la tête. Les enfants des champs jettent leur bicyclette au bord d’un fossé de route nationale pour aller ramasser un chouette bâton d’un mètre cinquante. Les enfants des villes savent se méfier des hommes. Les enfants des champs savent se méfier des jars. Les enfants des villes jouent avec de petits chiens inquiets sur un canapé d’angle. Les enfants des champs repoussent virilement les assauts de gros chiens babineux à l’odeur fauve. Les enfants des villes se font attacher à l’arrière de petites voitures rutilantes pour bailler derrière une vitre dans d’interminables embouteillages. Les enfants des champs grimpent à l’avant de monospaces boueux pour cahoter sur des chemins rejoignant des nationales vides. Les enfants des villes s’entassent dans le vacarme en se disputant les trois balançoires d’un jardin public entouré de grilles et de voitures arrêtées aux feux rouge. Les enfants des champs s’ennuient entre frères et se disputent sur des portiques de jardin mal arrimés. Les enfants des villes prennent des bus ahanant pour regagner d’immenses piscines résonnantes à l’eau tiède javellisée dans laquelle ils s’essoufflent la tête engoncée dans des bonnets en plastique. Les enfants des champs pédalent jusqu’à une rivière glacée dans laquelle ils sautent inconsciemment entre deux rochers sans enlever leur bermuda. Les enfants des villes ont des grands-parents trop bien coiffés chez lesquels ils s’ennuient en pantalon de velours dans des salons à l’air saturé dans la lumière usante d’abat-jours orange. Les enfants des champs ont des grands-parents revêches qui les chassent d’une maison surchauffée vers l’air glacial de l’hiver pour allumer une télé cachée dans un meuble en bois. Les enfants des villes entassent des jouets inutiles dans des corridors d’entrée à l’éclairage cru et dans des placards garnis de bacs en plastique. Les enfants des champs abandonnent des jouets inutiles sur le sol de parvis à auvent et dans des coffres fabriqués dans un atelier. Les enfants des villes attirent l’attention d’animaux captifs qu’ils veulent posséder en tapant stupidement avec le doigt contre des vitrines épaisses. Les enfants des champs touchent avec une curiosité teintée de dégoût des animaux morts ensanglantés avant des les retrouver dans leur assiette. Les enfants des villes trouvent des fois leur papa rigolo. Les enfants des champs savent qu’il est bourré. Les enfants des villes sont précieux, apprêtés, dédaigneux et capricieux. Les enfants des champs sont laids, farouches, colériques et leurs yeux brillent vite. Les enfants des villes ont les pieds tordus. Les enfants des champs ont les oreilles décollées. Les enfants des villes ont des grands-pères qui conduisent des voitures de luxe à l’intérieur minutieux et aux ailes rutilantes. Les enfants des champs ont des grands-pères qui conduisent d’énormes tracteurs verts aux roues démesurément craquelées.  Les enfants des villes ont des scooters qui font des bruits de crécelle sur lesquels ils se déplacent à deux, ceux des champs, des motos qui font des bruits de tondeuse qu’ils se prêtent à tour de rôle. Les enfants des villes grimacent en trempant le bout des lèvres dans une flûte sous le regard réprobateur de leur mère. Les enfants des champs se passent la langue avec un sourire mi-figue mi-raisin après avoir bu une gorgée de bière devant un père hilare. Les enfants des villes observent les animaux avec méfiance. Les enfants des champs les frappent. Les enfants des villes ont le teint pâle, des écharpes et une toux persistante. Les enfants des champs se promènent en polaire élimée, le nez morveux et les oreilles écarlates. Les enfants des villes viennent souvent loger près de chez les enfants des champs pour les vacances. Pourtant, les enfants  des champs ne viennent que très rarement en ville loger près de chez les enfants des villes, qui, de toutes façons, les ignoreraient. C’est dommage, parce que les enfants des villes adorent les enfants des champs, et les enfants des champs adorent les enfants des villes.

samedi 27 octobre 2012

Bouche grasse, chaleureuse et d'une minéralité saline...

Le cépage Chardonnay est originaire de Bourgogne, c’est-à-dire qu’il possède déjà l’avantage délicieux d’être à l’origine de vins faisant ouvertement la nique à cette avalanche écœurante de Bordeaux infects qui envahissent les rayons de supermarchés. Le cépage Chardonnay réussit d’ailleurs partout, et notamment en Amérique latine, où il donne corps à certains vins chiliens ou argentins qui sont de pures merveilles, sans parler de ces vins californiens (attention, terrain miné !), voire australiens (à vérifier ?) qui tiennent parfois la dragée haute aux plus nobles productions de l’ancienne Burgondie. Bref, passons.

Ici, s’il est question d’une de ces implantations pittoresques, il ne sera pas nécessaire de franchir de si lointaines frontières, et pourtant : une autre production surprenante, en se déplaçant jusqu’en Drôme, département de « l’enclave des Papes », se tient là entre les mains d’un certain Didier Cornillon.

A quelques 600 mètres d’altitude, versant plein sud, un raisin Guyot court pousse sur du cailloutis drômois, en plein diois, et donne naissance à un blanc 100% Chardonnay sans aucun levurage, à la couleur singulière d’une paille claire traversée de reflets jaunes et verts liquoreux : Le Clos de Beylière.

Ce qui déroute dans ce vin, au-delà de cette couleur mystique, ce sont ses arômes : par delà « une approche boisée à caractère torréfié », ils s’expriment, « compotés et bouquetés », tout en s’égayant de notes très épicées qui explosent en bouche comme un pot pourri de fleurs séchées, de fruits cuits et confits, puis, venant couronner le tout, ces notes de pain d’épice à la vanille et de curry viennent achever ce festival végétal à la puissance qui force le respect. Un blanc incroyable, sans aucune concession, iconoclaste, racé, qui ne peut se conseiller qu’avec des mets eux-mêmes têtus : poulets aux morilles, oies, terrines de foie de volailles, filets de St Pierre au gratin, St Marcellin, Comté fruités ou Roquefort vieillis : la capacité de ce vin à surprendre, sa volonté affichée de ne pas se plier aux standards en revendiquant un caractère entier et calculateur m’en font un délice au palais, redoutable par son fort TAVP (taux d’alcool volumique probable : j’adore cette abréviation…), offensif par son indépendance, il ne manque jamais de cueillir ses consommateurs là où ils ne l’attendent jamais, chacun de ses détracteurs me le rendant plus précieux encore… Vin pictural, chamanique et monacal : il refuse la débauche tout en soignant l’ivresse, embellit l’haleine au lieu de la charger, enlumine l’excès mais interdit la surcharge, et oblige à une modestie délicieuse en ces temps de turpitudes viticoles faites de maux de têtes et d’acidités fatales. Oyez, buveurs cérémonieux : que le Clos de Beylière vous soit offert au palais pour que ce jour là soit jour de fête.

samedi 20 octobre 2012

L'Armée des Douze Singes

La majeure partie de la flotte est constituée de ceux des petits épiciers, généralement bleus ou blancs, si fins qu’un angle de paquet de pâtes suffit à les déchirer sur toute une longueur, qu’on tente d’utiliser malgré tout mais qui se révèlent toujours inappropriés à quelque usage que ce soit et qui finissent donc par décorer de cette façon particulièrement apocalyptique les branches tordues des arbres morts plantés aux angles des squares, ou étouffer des bancs entiers de créatures marines diverses en plein cœur d’étendues liquides grisâtres sillonnées de bateaux à grues.

Pour les encadrer, il y a les sacs plastiques de taille moyenne de bonne résistance, les mauves, ceux qui viennent de la petite échoppe de surgelés. Ils sont parfaits pour la poubelle de salle de bain, opaques, solides, avec deux longues anses prédécoupées.

Le corps de commandement est reconnaissable : les grands blancs, ceux en haut desquels ont été collées à chaud de vraies poignées ; ils ont un double fond, ce sont des sortes de valises. Généralement d’ailleurs, ceux-là, il faut les payer. Leur usage est très versatile : on peut tout aussi bien y aligner quelques affaires personnelles pour sortir, ils ont ce côté sportswear élégant, mais ils sont aussi parfaits, par exemple, pour amener ses cadavres de bouteilles vides jusqu’au container. Larges, rectilignes, trapus, solides, avec une bonne tenue en main. Et anonymes.

Les sacs espions sont eux très nombreux. On les appelle les inutiles : les mini-sacs de ces très grosses enseignes - qui rechignent à en donner de grands non pas par souci d’écologie, sinon ils n’en donneraient pas du tout, mais juste par souci d’économie - ou des petites officines spécialisées comme les pharmacies : on y récupère ses petits achats très onéreux collés à un ticket de caisse accusateur, puis après les avoir extirpés de ces emballages extrêmement récalcitrants qui viennent encombrer une poubelle normale de façon incroyablement volumineuse et toujours aussi réfractaire, on les laisse invariablement traîner sur un bout de table un certain temps. On ne sait pas pourquoi, mais ces petits sacs aux couleurs criardes et aux logos envahissants ne terminent jamais immédiatement aux côtés de leurs congénères dans le fameux « coin à sacs ». C’est ainsi. Ils rechignent jusqu’à la dernière minute, poursuivant leur mission promotionnelle jusqu’à la lie, polluant nos espaces vitaux de leur présence flasque. On hésite à les jeter sans autre procès car ils représentent tout ce qui est détestable en terme de pollution, mais on s’aperçoit très vite qu’ils n’ont strictement aucun usage domestique : trop petit pour garnir les poubelles, pour transporter quoi que ce soit, trop marqués pour conditionner d’autres objets qu’ils ne sauraient emballer sans les anti-promouvoir, ils finissent malgré tout par hanter les fonds des « coins à sacs » pendant des mois, féroces, agressifs, persistants, sans jamais retenir notre attention.

Les transporteurs de troupes sont peut-être les plus dangereux : il y a plusieurs gammes usinées de ces sacs poubelles à l’éternelle couleur bitume, enroulés par des machines intraitables en étuis compacts de mauvais augure : des bons marchés livrés avec leur célèbre ficelle rouge, si fins qu’on reconnait les ordures à travers et que l’on n’arrive jamais vraiment à fermer après avoir bataillé cinq bonnes minutes pour en entortiller le col jusqu’à ce qu’ils se défassent systématiquement une fois étranglés par leur écharpe ridicule, s’ouvrant sur un côté comme une bouche de poisson agonisant à l’air libre tout en refusant catégoriquement de rester droit, jusqu’aux plus onéreux à l’épaisseur doublée, livrés avec leurs poignées intégrées à fonction rétractable, que l’on transforme en bombes compressées empilables à l’infini pour aller garnir d’improbables murs d’ordures invisibles et interminables dans une usine de retraitement aux desseins mystérieux et aux procédés inquiétants à la périphérie brumeuse d’une banlieue oubliée. Ceux-là servent bizarrement aussi aux situations extrêmes, emballant à la va-vite dans leur ventre odorant et aseptisé les affaires en boule des fuyards, des amants surpris, des sans-logis et des victimes de catastrophe.

Les gros véhicules sont une race à part : on nous les a refourgués pour transporter des objets très volumineux qui, par essence, ne sauraient tenir dans un sac plastique, même de dimension titanesque : jouets d’enfants surdimensionnés, tables basses exotiques, cadres à affiche sous verre, lampes à abat-jour indéboulonnable, nous avons arpentés des kilomètres de trottoir en pensant détenir avec ces poches gargantuesques des alliés précieux tandis qu’au lieu de ça, ils n’auront jamais manqué de complexifier le transport de ces marchandises incongrues qu’ils ne parviennent jamais réellement à cacher, tournant sur eux-mêmes en des spirales incontrôlables, leurs poignées se rabougrissant en une torsion plastique tranchante et compressive tandis que l’on en tamponne successivement, de chacun de ses deux genoux, le contenu au gré d’une marche ridicule. Une fois leur contenu déballé, on les comprime comme des ballons réticents encore à moitié gonflés pour les enfourner dans des recoins reculés, dessous d’éviers de cuisine, étagères de de boîtes à chaussures, jusqu’à ce qu’un nouvel objet hétéroclite et définitivement encombrant pousse bêtement à les ressortir pour entamer inexorablement une nouvelle danse grotesque.

Enfin, il y a les commandements d’élite, qui constituent l’aristocratie des sacs plastiques : leur matière est généralement anoblie par un mélange papier/carton, et ils sont tous repliables comme des cartes routières, selon des angles soigneusement définis qui les font ressembler à des origamis géants aux poignées de cordelette, à la griffe discrète et esthétique : on les conserve ailleurs, dans l’idée de les assigner à d’autres nobles missions : emballages de cadeaux sur -estimables, transports de vêtements spécieux ou de souliers de cuir, voire de plantes en pot décorées. Alignés verticalement sur les étagères les plus éloignées de placards familiaux dans leur étrangeté dépareillée, on ne les sortira qu’à l’instar des cadeaux eux-mêmes, choisissant leur teinte, leur taille et leur apparence avec soin. Comme les chats, ceux-là ont au moins neufs vies.

Tous assurent le règne séculaire et pseudo-invisible des sacs, que nous subissons de façon évasive mais qui nous dévore lentement, occupant nos espaces domestiques avec l’acuité et l’intransigeance des matières mortes, promis à de plus longues existences que les nôtres, tandis que leurs avatars prennent possession de la terre toute entière dans un silence étrangement minéral, patient, têtu et inaltérable. Nous hébergeons tous chez nous ces armées de zombies qui ne dorment jamais, vérifiant soigneusement que nos stocks personnels ne diminuent pas trop, compilant chacun d’entre eux dans des ordonnancements précis et des emplacement distincts comme les croque-morts stupides et collaborant de l’étouffement des choses heureuses.

lundi 15 octobre 2012

Chroniques Architecturales

Vol. I
Nous habitions le vingt-deuxième étage de l’entrée Sud. La tour en comptait vingt-trois. Et deux décennies d’existence avaient suffi à l’entame d’un processus de délabrement encore discret mais irréversible. Erigée au cœur d’un ensemble qui en comptait une demi-douzaine, cette tour était, à en croire notre père, un fleuron d’architecture moderne : d’ailleurs, si l’on s’en référait au « Quid » familial (célèbre ouvrage « universel et francophone » revendiquant « 100% d’informations utiles et fiables » vaincu en 2007 par la déferlante web) de l’année 1974, elle comptait alors parmi les plus hautes d’Europe. Il est vrai qu’en termes de hauteur, elle donnait à voir : du haut de ses quelques 72 mètres, on voyait la totalité de la ville s’étirer jusqu’à la mer côté Sud, ou s’égrener vers les collines côté Nord. A vrai dire, par certains côtés, à l’aube des années soixante, l’ensemble immobilier tout entier, appelé « Nouveau Parc S. », se revendiquait légitimement d’une certaine audace : voici d’ailleurs quelques extraits de ce qu’en disait le promoteur Z., s’appuyant sur la « vision urbaine » de ses deux architectes, André C. et Jacques B., a qui l’on devait d’ailleurs d’autres impressionnantes érections de barres d’immeubles toutes pensées dans ce même style brutal, massif et belliqueux :
« Le groupe d'habitations est situé sur les terrains d'une ancienne bastide du XVIIIe siècle, dont le domaine a été divisé par le boulevard Michelet et dont la partie la plus à l'ouest est occupée par la Cité Radieuse. La confrontation avec la Cité Radieuse est évidente, mais alors que l'essentiel des réponses à ce vis-à-vis s’est jusqu’alors matérialisé par des immeubles cintrés et isolés, le plan masse du Parc compose avec plusieurs types de bâtiments : tours, barres et plaques, sur une conception plus avancée de l'espace. En effet, si la Cité Radieuse, avec son monument monolithe, n'entretient avec le sol qu'un rapport de séparation grâce aux pilotis, le projet de B. et C. cherche à maintenir une échelle proche avec les activités au sol. L'ensemble est constitué de galeries, liaisons couvertes entre bâtiments articulant les grands volumes de la ville dense et les nappes de l'échelle proche. »
Un peu plus loin, au chapitre « contexte » de la section Patrimoine de la ville, on trouve même ces surprenantes références : « Cette réflexion sur ces enchâssements de la ville dense a déjà lieu en 1952 à Manhattan, où le Lever House de l'architecte Gordon Burnshaft étage une construction basse de deux niveaux qui occupe entièrement la surface de l'îlot au-dessus de laquelle émerge le gratte-ciel connu pour son mur-rideau auto-lavable, puis en 1958 à Copenhague, où le SAS Royal Hôtel de l'architecte Arne Jacobsen reprend ce schéma superposant la nappe basse et la tour. Cette réalisation deviendra le modèle du « building à l'européenne », laissant envisager la cohabitation de la ville dense moderne et de la ville historique. Dans les compositions moins tenues par des contingences urbaines, les nappes basses vont redessiner l'espace au sol, réordonner les circulations indépendamment des masses bâties. »
Retrouver ainsi décrite la tour de mon enfance, vingt-cinq ans après que j’en ai quitté l’appartement familial aux allures de nid d’aigle parallélépipède, ne manque pas de me dérouter. En lisant finalement entre les lignes, voilà ce que moi je peux analyser de cette construction avant de me laisser dériver au gré de mes souvenirs. Le moins que l’on puisse en dire, effectivement, c’est que le « Nouveau Parc S » ne brillait pas réellement par la complexité d’un agencement urbain nécessaire entre « cohabitation de la ville dense moderne et de la ville historique » : si les restes préservés de la « bastide », qui auraient pu symboliser le pendant noble de cette cohabitation poétique, courbaient l’échine bien plus bas, quasiment dans un autre quartier, notre « groupe d’habitations » ne trônait lui qu’au lointain, effectivement sur d’anciens terrains, ne cohabitant avec rien d’autre que lui-même. Pour leur part, si de fameuses « nappes basses » redessinaient effectivement l’espace au sol, c’était assez différemment du tableau dressé ci-dessus. Il y avait bien, certes, cette fameuse « galerie marchande » oblongue et sombre côté Sud, ankylosée sous des toits plats de béton lézardés d’innombrables infiltrations brunes suintantes ceinturant un petit parking à ciel ouvert enclavé entre deux autres barres de moindre hauteur ; la rangée maigrichonne de commerces qui s’y serraient les côtes était renfrognée dans un noir lugubre, accolée au mur du fond d’un supermarché flambant neuf aux allures de bunker moderne.
Voilà d’ailleurs comment se traduit cette création lorsque le promoteur la dépeint :
« La tranche sud s'organise dans la tension avec la courbure de l'immeuble voisin ; une tension résolue par un plan en manivelle enchaînant une des tours, une barre de plus de 150 m et une barrette en retour (…). La composition de tour, barre, nappe est généralisée, ce qui redessine l'espace au sol à partir d'un vide central baptisé forum par les auteurs, et autour duquel se distribuent les éléments d'un centre commercial comprenant succursale de banque, restaurant, brasserie, pharmacie et diverses alimentations. L'ensemble est bordé de circulations couvertes et de galeries qui desservent à la fois commerces et logements. Cette nappe qui réunit les principaux immeubles de cette seconde tranche est aussi percée de patios et creusée d'encoches qui éclairent les galeries. »
De l’autre côté, au pied de la face Nord, la « nappe basse » se matérialisait sous la forme d’un colossal parking à ciel ouvert, lui-même encadré par deux allées de garages privatifs perpendiculaires tracés au cordeau. Là, renfoncé derrière un no man’s land de graviers, le « Club », sorte d’ancêtre de MJC tenu d’une main de fer vacillante et outrageusement maquillée par une vieille maquerelle et son fils unique, tournait le dos à un Centre d’Accueil pour toxicomanes en voie de sevrage puis, séparé de ces deux voisins pour le moins gênants, un centre médical bicolore et trapu venait finir le « Parc » face à la devanture du supermarché aux lettres rouges gigantesques s’élevant à l’assaut de la tour voisine.
En revenant à notre descriptif, cela donne : « Jardins et surfaces dédiées aux activités sportives sont largement représentés mais aussi aire de spectacle ouverte et kiosque à musique. »
Enfin, clôturons ce tour d’horizon idyllique par cette conclusion imparable : « Cette barre est aussi alignée avec celle de l'opération voisine (traduire par « avec la barre d’immeuble plus basse construite dans la décennie précédente », ndla), ce qui indique la recherche d'une mise en place cohérente entre les différents ensembles. »
Dans les faits, notre tour était effectivement une sorte de poème. Oh, pas aussi académique que voudrait le faire croire les Ets Z. car il faut nécessairement ici préciser une donnée fondamentale qui ne figure étrangement pas à ce catalogue patrimonial de Région pourtant très détaillé : à l’image de quantité de logements de masse, le Parc S. sortit de terre en réponse au désœuvrement de centaines de milliers de rapatriés d’Algérie débarqués sur les quais du port durant un été caniculaire. Bâti entre 1961 et 1963, l’ensemble, dès qu’on l’auscultait de l’intérieur, n’avait ainsi plus grand-chose de commun avec cette noblesse architecturale de Manhattan ou de Copenhague avec laquelle toute filiation se révélait finalement pour le moins hasardeuse...
Pour notre tour, fleuron du Parc S par sa dimension mais parent pauvre de la modernité observée dans les « barrettes » voisines, un système de chauffage « par le sol » avait été retenu : une chaudière titanesque confinée dans les soubassements de l’immeuble (dans ces fameuses « nappes basses » donc) avait ainsi pour tâche, par le biais de savants calculs de pression, d’alimenter équitablement l’ensemble des logements. Pourtant, chaque hiver voyait la même zizanie se reproduire : tandis que les heureux occupants « médians », compris entre le septième et le quinzième, étaient effectivement sous le coup d’une température modérée, les habitants des sept premiers étages se retrouvaient proches de la suffocation, suppliant de baisser les thermostats, tandis que les occupants des huit derniers étages parmi lesquels nous comptions, grelottaient de froid en admonestant la conciergerie, éternellement prise à parti par deux fronts antagonistes, de pousser les manettes. De jouissives scènes d’ascenseur confrontaient ainsi lors d’une même descente les habitants du haut, blafards et emmitouflés dans de grosses écharpes, aux habitants rougeauds des étages inférieurs qui pénétraient dans la cabine en col de chemise, la veste au bras.
D’autre part, les fondations de l’immeuble ayant été construites sur des bases antisismiques et de résistance aux vents pour le moins étonnantes, la tour, dont la hauteur avait été jugée particulièrement audacieuse (les autres tours du Parc ne comptaient « que » dix-sept étages) ployait joyeusement à chaque assaut de Mistral pour préserver ses superstructures : du haut de notre impressionnant vingt-deuxième étage, nous regardions ainsi tanguer le lustre du salon avec circonspection à chaque apparition du vent, tandis que les grincements des portes-fenêtres, arcboutées face au front de mer distant d’un maigre kilomètre à peine d’un côté, ou aux crêtes des massifs ceinturant la ville de l’autre, saluaient avec bravoure chacune de ses colères venteuses qui composent le climat méditerranéen. C’était là une des expériences qui marquât mon enfance, cette sensation physique quasi imperceptible de tanguer au gré du vent comme dans la cabine d’un paquebot plongé au grand ralenti dans une improbable traversée des flots. Il nous arrivait même d’inviter des incrédules chez nous rien que pour le plaisir de leur ahurissement quand, passant de pièces en pièces, il leur fallait constater le même phénomène, chaque lustre de l’appartement tanguant poétiquement au gré du ploiement éléphantesque de l’édifice. Pour tout dire, même si personne ne l’avouait en dehors de ma mère, les jours de grand vent, nous avions tous la trouille.
L’ergonomie de l’intérieur de l’immeuble n’avait rien à envier à ces deux premiers particularismes. Deux ascenseurs, vertèbres mécaniques de l’ambitieuse construction, avaient été le théâtre, à la suite de notre aménagement, d’un protocole paternel visant à nous familiariser, mes frères et moi, à l’interminable ascension qu’imposait le retour jusqu’à nos pénates : engouffrés tous les quatre dans une cabine, nous laissions ainsi défiler quelques étages, une dizaine en général, avant que mon père ne bloque soudainement le réduit à l’aide du bouton d’arrêt d’urgence. Là, nous patientions durant d’atroces minutes dans une apesanteur imposée entre les deux parois tapissées de moquette marron côtelée, engoncés dans un silence morbide assujetti à la seule résonance spectrale de la voix du Pater Familias nous exhortant de façon professorale à la raison et au courage, insistant sur la fiabilité de la mécanique moderne, tandis que nous combattions une frousse palpable. Nous répétâmes cet exercice quasiment chaque semaine durant les trois premiers mois de notre aménagement, et force est de constater que ce parti pris finit par être payant, les ascenseurs devenant finalement un de nos terrains de jeux de prédilection. Structurellement parlant, si la cabine desservant les étages pairs était grande et spacieuse, sa voisine contiguë desservant les étages impairs, elle, était ignominieusement étroite. Si l’on admettait que le découpage de l’immeuble répartissait les plus petits logements du côté impair, le calcul s’acceptait. Le problème principal venait du fait que le seuil du « grand » ascenseur, une fois le rez-de-chaussée atteint, faisait impeccablement face à la cage d’escalier tentaculaire desservant tous les étages en un colimaçon vertigineux : au vu de la dimension de sa porte d’acier monumentale percée d’un unique hublot, on ne pouvait dès lors la pousser sans rencontrer le nez de la première marche de cet escalier s’élançant à l’assaut des vingt-trois étages de la structure contre lequel elle venait irrémédiablement buter ; le bon sens amenait, dans un premier temps, à dénoncer cette absurdité : il aurait suffi d’inverser le sens d’ouverture pour que le problème se résolve. Cependant, cette solution aurait entraîné une desserte directe du grand ascenseur sur le seuil du petit ascenseur, qui lui-même s’ouvrait, dans un souci légitime d’ergonomie, dans le sens opposé. Le problème était insoluble. Ce cafouillage architectural, dans un immeuble palpitant en permanence au rythme d’allées et venues verticales d’une foultitude de familles nombreuses, entraînait ainsi un phénomène d’engorgement lui-même insoluble : les occupants des deux ascenseurs - parfois prisonniers de leur cabine de longues minutes durant s’ils venaient des étages supérieurs -, aspiraient tous à en quitter le confinement au plus vite : inévitablement, ceux du « petit », très stressés, tombaient nez-à-nez avec ceux sortant du « grand » et devant, bon gré mal gré, s’extirper par un angle d’ouverture réduit par la butée contre la marche d’escalier. S’ensuivait un désordre permanent, les uns tentant de contourner la porte par contorsion, les autres essayant de faire reculer ceux du « petit » pour pouvoir refermer la porte, les premiers exhortant les seconds, de nouveaux venus pestant de leur côté dans l’attente de pouvoir à leur tour emprunter la cabine dans le sens ascendant, tout ce petit monde se bousculant et se pressant mutuellement dans des directions incompatibles, donnant au hall la dynamique aveugle d’une fourmilière têtue condamnée à un capharnaüm ininterrompu.
Enfin, pour couronner le tout, deux types de paralysie venaient rompre cette pittoresque arythmie quotidienne : les plus régulières consistaient en une panne de l’un des deux élévateurs. Sollicités à outrance et sans la moindre interruption, les cabines cacochymes qui hoquetaient déjà en permanence le long de leurs laborieux périples parallèles, avaient pris pour fâcheuse habitude de s’immobiliser pile poil entre deux étages dans de lugubres bruits de chaînes et de poulies, condamnant leurs infortunés occupants à une attente oppressante et généralement interminable. Si le plus grand des deux ascenseurs était touché, la petite cabine devait immédiatement endosser la totalité des tournées, devenant logiquement le réceptacle d’une frénésie d’allers-retours à pleine charge qui ne tardaient pas à entraîner sa propre panne, généralement sitôt que sa consœur était finalement remise en route. En toute logique, le processus s’inversait alors en direction de la grande cabine, générant avec la régularité d’un métronome une desserte finalement mono nucléique de l’immeuble tout entier. La deuxième catégorie de paralysie était plus loufoque : elle consistait en de trimestrielles pannes d’électricité touchant les parties communes. Non contentes d’immobiliser cette fois les deux cabines en même temps, elles plongeaient le hall et le grand escalier de secours dans le noir le plus complet et dès lors, l’immeuble prenait une autre dimension : basculant dans une réalité parallèle fantastique, des armées de spectres arpentaient l’enchevêtrement étroit de l’escalier dans les deux sens, le long de vingtaines de paliers stéréotypés. Dans l’obscurité la plus épaisse, les habitants se muaient en vers grouillant à la verticale d’un tronc fossilisé, poussant de concert des grondements harassés, les cavalcades de ceux qui descendaient se heurtant aux pénibles ascensions des grimpeurs dans une désorganisation rocambolesque traversée de faisceaux de lampes électriques jaunâtres. Enfants, nous adorions ces instants lunaires durant lesquels la tour se transformait en une aire de jeux géante propice à toutes les facéties : sous n’importe quel prétexte, nous nous lancions à l’assaut des quarante-six demi-paliers à grands coups de fous-rire, sillonnant les étages, enivrés de giration, sonnant aux portes dans la frénésie de courses-poursuites échevelées, prolongeant d’interminables parties de cache-cache mettant nos cuisses à vif. Si nous avions su quel coffret électrique abritait le disjoncteur général, il ne fait aucun doute que nous aurions généré nous même des pannes.



Vol. II

Vivre dans ce « groupe d’habitations » moderne se révélât ainsi, pour la fratrie de garçons à laquelle j’appartenais, une aventure aussi passionnante que délurée. L’interminable parking offrait notamment une inépuisable source de trépidations. Côté enfant, le coffre à jouet en bois entreposé sur le balcon de notre chambre recelant un formidable arsenal de Winchester à canons sciés, colts 45 et leur ceinturon de cartouches, pistolets laser, fleurets, sabres courbes et autres joyeusetés, le samedi après-midi voyait se dérouler un même rituel : à la porte de l’entrée de l’appartement familial se présentait une ribambelle de mercenaires désœuvrés venant se fournir en armes, avant que le grand ascenseur ne fasse ainsi redescendre du vingt-deuxième étage, sous notre garde et au grand amusement de voyageurs inopinés, des hordes de Johnny Weissmuller, de Josh Randall, de Yul Bryner et de Han Solo jusqu’aux rivières de voitures à l’arrêt du parking, celui-ci se transformant tour à tour en bastions médiévaux, forts confédérés ou armées de blindés au hasard de diffusions de péplums, westerns ou films de capes et d’épées lorgnés en cachette sur le poste familial noir-et-blanc depuis le couloir central à la porte entrebâillée. Pendant ce temps, les allées bitumées des garages offraient, elles, des pistes cyclables d’impeccable facture le long desquelles des courses effrénées et des chutes sanglantes mettaient aux prises de tous premiers BMX (qui n’étaient encore que des « Bicross ») et de tous premiers skateboards (ceux à l’épaisse planche plastique crantée noire pointue et aux célèbres roues rouges), pendant que les portes lambrissées des boxes extérieurs étaient elles soumises, au grand dam de leur propriétaire, à de violents pénaltys tirés en enfilade par une brochette de Rocheteau et de Platini en herbe. Cette agitation infantile débridée durait quasiment sans interruption jusqu’à l’heure du repas vespéral : des têtes apparaissaient alors aux balcons et aux fenêtres sur toute la hauteur de l’édifice, et les uns après les autres, nous étions hélés depuis les étages pour regagner nos pénates dans un concert de prénoms vitupérant et de rappels à l’ordre tonitruants et nous remontions alors seuls jusqu’à nos hauteurs, bardés comme des mercenaires mexicains s’apprêtant à traverser le Rio Grande de toutes les armes que nous avions récupérées.
D’autre activités tout aussi ludiques mais nettement moins graciles s’offrirent ensuite à notre fratrie à peine un peu plus tard. Côté intérieur, la venue de nos cousins déclencha systématiquement des batteries de tests de physique justifiés par le formidable champ d’expérimentation que représentait un double balcon côté chambre surplombant 72 mètres d’à-pic : tandis que les adultes discutaient à l’autre bout de l’appartement en buvant des verres dans d’immondes fauteuils en velours, tout commença avec d’élémentaires crachats ayant pour objectif d’atteindre le haut des crânes de voisins des étages inférieurs inconsciemment penchés à leur propre balcon ; puis, dans l’ordre exponentiel de notre audace avait succédé à ce sport dans lequel nous étions passés maîtres le lancement intempestifs de maquettes d’avions de chasse Heller truffées de pétards « Mammouth » glissés dans le fuselage, le jet d’objets divers s’étant rapidement posé comme une véritable institution. Un premier pic de décadence fut atteint avec l’achat, à la droguerie d’en bas, d’un terrible lance-pierre qui nous permit d’endommager sévèrement un pigeon et trois mouettes ayant eu la mauvaise idée de venir planer un peu trop près de notre pas de tir. Enfin, l’apogée fût atteinte avec un sport extrême de splendide facture : le lâcher de sac plastique. Le supermarché local fournissant de splendides exemplaires de poches à poignées d’imposant volume, nous les remplissions consciencieusement d’eau avant des les balancer au-dessus de la rambarde et nous penchions ensuite pour les voir exploser sur le parapet protégeant les entrées, appesantis des dizaines de kilos supplémentaires accumulés durant leur chute vertigineuse. Cette ultime folie prit heureusement fin à l’initiative d’une patrouille de police venue directement frapper à la porte de notre étage après qu’une de ces bombes ait malencontreusement atterri sur le capot d’une voiture soixante douze mètres plus bas à la suite d’un lancement époustouflant opéré à 4 mains, éventrant la tôle et ruinant passablement le moteur. La rouste que nous en reçûmes m’en cuit encore l’arrière train. Côté extérieur, le centre d’accueil pour toxicomanes, avant d’être fermé définitivement sous la pression des copropriétaires, donnait lieu, lui, à de féroces rodéos de voitures volées menés directement sur le parking à la nuit tombée, au volant desquelles de drôles d’olibrius pas encore tout à fait devenus ces types complètement cinglés qui tirent désormais au fusil d’assaut à travers les foules, effectuaient de tonitruants dérapages contrôlés directement sous l’aréopage de fenêtres étagées, et ce jusqu’à ce qu’un habitant plus féroce qu’un autre – l’ensemble d’immeubles comptant une belle panoplie d’ex-légionnaires, paras et autres laissés pour compte de la débâcle de l’Algérie française – se décide à descendre, rapidement rejoint par une milice improvisée constituée de concierges, pères, cousins, oncles et frères aînés en tricots de peau tous prêts à en découdre ; grâce aux résidus de ces rodéos, de l’autre côté de notre tour, un autre sport occupa nos dimanches après-midi : dans l’angle mort de ce qui fut un terrain de sport, à l’abri de la plupart des regards parentaux, trônaient deux carcasses de voiture calcinées. Objet de toutes les convoitises, leur prise successive donnait inévitablement lieu à de terribles bagarres entre bandes rivales issues des tours avoisinantes, provoquant de nouvelles courses-poursuites effrénées délicieusement effrayantes. De temps à autre, il nous arrivait enfin de regarder, de loin cette fois, de nettement moins drôles pugilats opposant la localement célèbre bande dite « bande à Jo » - Jo étant une jeune gitane de quinze ou seize ans balafrée sèche comme une trique et mauvaise comme une teigne, commandant une troupe cycliste hétéroclite et joyeusement belliqueuse de quelques douze galavards - aux non-moins célèbres « descentes » des cités avoisinantes du Roy d’E. opérées à grands renforts de cyclomoteurs surchargés de passagers aux pieds écartés qui déferlaient tous pots d’échappements dehors (saluons au passage le cultissime « kit 70 Pollini » qui transformait un 103 Peugeot en une sorte de Dragster incontrôlable) sur nos parkings préférés comme une razzia de peaux-rouges…
Mais ne nous méprenons pas : ce désordre était joyeux, bruissant, bigarré, parfumé à la Gitane, aux papiers peints orange, à la Main Pif et à la Chasse au Gaspi : j’arborais alors du haut de mes dix ans mes toutes premières Santiags que j’avais convaincu ma mère de m’acheter « noires à talons biseautés et surpiquées de dragons rouges », me faisais dans la foulée exclure des cours de catéchisme à cause du badge King Size de « Killers » piqué dans ma veste en jean « Charles Bronson », étais autorisé à assister aux débats chevronnés lancés dans la chambre de mon frère aîné à la suite de la sortie de « Back In Black » sur la légitimité de Brian Johnson à succéder honorablement à Bon Scott, regardais la bouche bée un Francis Lalanne dans sa veste en daim aux manches à frange expliquer à mon frère la nécessité d’introduire la guitare folk dans l’animation de la messe dominicale de leur lycée, regardais ce même frère partir chancelant en direction des Urgences aux bras de mon père avec un doigt en moins à la suite d’une mauvaise manouvre au volant de sa TY, bref, nageais avec une concupiscence affamée dans ces années qui virent Giscard nous dire « Au revoir » et qui marquent pour toujours ce que je suis devenu, et à jamais, me fait aimer comme détester l’Homme dans ce qu’il a de plus trivial et de plus beau, tout en m’ayant radicalement convaincu d’une chose : ne plus jamais habiter, une fois adulte, dans quelque grand ensemble que ce soit.
Et pourtant, chaque fois que le hasard me fait emprunter les rues du 9ème arrondissement et que je franchis en voiture ce rond-point étroit de la rue Aviateur Lebrix , je ne peux m’empêcher de lever les yeux vers le ciel sur ma droite et chercher, le nez collé à mon volant, tout en haut de cette tour qui se délite encore aujourd’hui majestueusement sur fond de ciel bleu azur, le volet de ma chambre.

mercredi 3 octobre 2012

Et aux mal nées, quelle valeur, pour quelles années ?

Est-ce que vieillir c’est regarder filer les minutes en s’effrayant de sa propre inertie, au lieu de s’ennuyer de façon agréable ? Est-ce que vieillir c’est se familiariser avec l’envie du sommeil, après avoir tant honni l’idée même de s’allonger avant de ne plus arriver à tenir une paupière ouverte ? Est-ce que vieillir c’est préférer déambuler la nuit à quelques encablures de chez soi, seul et le nez en l’air sans se soucier de l’heure, au lieu de traverser la ville à plusieurs d’un pas de course imbécile, l’aube dans le dos ? Est-ce que vieillir c’est aimer être chez soi, au lieu d’aimer avoir un chez soi ? Est-ce que vieillir c’est opter pour le vin et en boire beaucoup, même en sachant que le vin donne mal à la tête ? Est-ce que vieillir c’est réfléchir au marasme du lever au moment de déglutir et au final, s’angoisser à l’idée que se réveiller semble de toute façon rester, pour toujours, une épreuve ? Est-ce que vieillir c’est soudainement avoir peur d’être malade, au lieu de détester être malade ? Est-ce que vieillir c’est aimer manger un fruit à n’importe quelle heure, mais détester devoir les trimballer jusqu’à chez soi tout en bannissant de ses habitudes le fait de n’en acheter qu’un à l’étalage, avec une piécette ? Est-ce vieillir c’est s’occuper systématiquement de se nourrir ?  Est-ce que vieillir c’est arrêter d’aimer la musique pour ne plus s’émouvoir que de certaines musiques ? Est-ce que vieillir c’est se soucier d’être beau non plus pour paraître, mais pour arriver à être ? Est-ce que vieillir c’est s’épuiser pour choisir des vêtements, et donc acheter plusieurs fois les mêmes ? Est-ce que c’est arrêter de peindre ? Perdre plus de temps au contact d’un animal ? Est-ce que vieillir c’est craindre de devoir rencontrer un proche, hésiter à se sentir bien en sa présence puis grimacer sitôt que l’on est à nouveau seul ? Est-ce que vieillir c’est se languir de tuer les après-midi en caressant l’idée du crépuscule, et le crépuscule une fois venu, regarder finalement filer les minutes en s’effrayant de sa propre inertie ? Est-ce que vieillir c’est souhaiter ardemment rétrécir le dialogue pour flotter dans le règne cossu du monologue, comme dans un bain devenu froid ? D’ailleurs, est-ce que vieillir c’est se faire couler un bain et s’emmerder immédiatement dedans ? Est-ce que c’est commencer à compter avec circonspection les choses que l’on sait réparer ? Est-ce que c’est prendre un certain plaisir à allumer de très grosses bougies en même temps que des lampes de salon, mais détester avoir à les éteindre, et les lampes, et les bougies ? Est-ce que vieillir c’est, même en sachant que déplacer des objets, des choses ou des pensées pour les aligner reste vraiment vide de sens, éprouver une forme de nécessité à mettre de l’ordre ? Est-ce que vieillir, c’est se sentir devenir une sorte de... type ?

vendredi 28 septembre 2012

Tricher la fiction, c'est détourner la loi du ne-pas.

   Il suffit à Frédérick Tristan des 10 pages du « Théâtre de madame Berthe » pour ouvrir, depuis une cuisine (ou n’importe quelle autre pièce, lieu ou situation, choisissez ce qui vous plaît du moment que c’est totalement banal), une porte sur un Océan.
   Au départ, si l’on veut être juste, il faut préciser que tout part d’un choix à faire dans le tumulte immobile de trente à cinquante livres de poche aux pages jaunies entassés en total désordre dans le ventre d’une valise en toile poussiéreuse posée sur le capot métallique d’une voiture de marque japonaise, dans le fond d’un garage individuel en sous sol éclairé par une baladeuse.
   Pour en arriver à Frédérick Tristan il va donc falloir évoquer le choix d’une dizaine d’ouvrage à faire en quelques minutes, au petit bonheur, en jaugeant avec la sagacité implacable d’un maquignon le pouvoir attractif d’illustrations qu’il faut deviner en orientant les couvertures vers un halo de lumière mangé par des murs de parpaings, et le degré de poésie de consonances de noms d’auteurs inconnus. Impossible de s’aider, même en diagonale, des quelques phrases aguicheuses traditionnellement reportées sur les quatrièmes de couverture ; le temps est compté, l’endroit trop insolite et la situation trop hasardeuse. Péripétie triviale : se voir offrir des livres par sa voisine de garage tandis que le soir tombe après l’avoir regardée bizarrement à travers son pare-brise à l’issue d’une marche arrière malaisée vous interpeller d’un geste péremptoire en désignant cette valise ouverte, saisir la fugacité de l’appel et ne pas prendre la peine de faire jouer les balanciers criards de la porte mais s’approcher au contraire de façon circonspecte et néanmoins polie pour s’enquérir de la nature de l’interpellation, regarder l’amas de livres comme le produit d’une transaction illicite, se demander si l’on décline ou si l’on saisit, malgré une envie pressante de rompre ce contact urticant, la chance offerte d’un hasard bienheureux ; opter pour tâter la marchandise après une évaluation inutile du potentiel, retourner un premier livre et ne pas en retirer la moindre assistance, en prendre un second, déjà le retenir, ne pas en prendre trop peu mais comprendre la subtilité de cette offre qui n’inclue pas la possibilité plus simple et plus expéditive d’embarquer la valise entière, soupeser chaque détail à la vitesse de l’éclair, faire secrètement appel aux dieux de la littérature pour guider sa main puis remercier plusieurs fois en déclinant l’offre polie mais purement protocolaire d’en prendre davantage alors que dans les deux camps, il est entendu que la quantité requise est atteinte ; dire un truc stupide genre « Super !... » et faire demi-tour vers son propre garage à la gueule toujours béante en sentant dans son dos un regard énigmatique, fermer maladroitement la porte de tôle qui grincera bien plus que d’habitude, regagner l’extérieur où le crépuscule hésite encore à s’abaisser sur les toits, marcher rapidement les bras encombrés et le souffle court, rentrer chez soi, souffler enfin, et la veste toujours sur le dos, étudier enfin sa prise. Se dire « Bah… » et dédier une étagère du petit meuble d’acajou fixé dans un mur du hall d’entrée pour recueillir les clefs et le courrier à cette pile incongrue, se sentir plus libre et plus léger et au fil des jours suivants, cette fois en décortiquant scrupuleusement quatrième de couverture, folios, incipit et illustration, entamer les lectures. Et tomber sur le recueil de nouvelles de Frédérick Tristan à qui il suffit des 10 pages du « Théâtre de madame Berthe » pour ouvrir, depuis une cuisine (ou n’importe quelle autre pièce, lieu ou situation, choisissez ce qui vous plaît du moment que c’est totalement banal), une porte sur un Océan.
   Jean-Paul Frédéric Tristan Baron, né le 11 juin1931 à Sedan, également connu sous le pseudonyme de Danielle Sarréra, de Baron et de Mary London, dixit Wikipedia. Et vlan. C’est parti pour plusieurs semaines d’apnée.

mardi 18 septembre 2012

Human Entomolgy by lithuanian alien







Le nom du reporter extra-terrestre ayant réalisé ce documentaire contemporain sur la race humaine, traduit de la façon la plus proche qu'autorise l'écart séparant les formes de vocable terrestre et extraterrestre, est Antanas Sutkus. 

samedi 15 septembre 2012

Je persiste dans la foi que le temps des miracles cruels n’est pas révolu.

« Vous venez d’achever un des romans de science-fiction qui suscita le plus d’enthousiasme et provoqua les plus violentes critiques. Il remporta un prix littéraire et lors de sa parution en librairie en 1948, fut classé parmi les cent meilleurs romans de l’année par la Bibliothèque de New York. (…).
Si j’en crois le critique français Jacques Sadoul, la parution de cet ouvrage en France fut le point de départ de l’intérêt pour la science-fiction dans ce pays. D’autre part, la publication de ce livre stimula l’intérêt pour la Sémantique générale, aujourd’hui enseignée dans des centaines d’universités.
Cela dit, voyons ce qu’on lui reproche. Mon roman fut ainsi décrit par le célèbre critique Sam Moskowitz : « un homme égaré, mutant doté d’un double cerveau, ignore qui il est et passe tout le roman à le rechercher. » (…)
En fait, le « déluge de lettres de protestations de lecteurs qui n’avaient rien compris » se comptait finalement sur les doigts d’une main et demie. Un jeune écrivain amateur publia un article dévastateur sur Le Monde des à en particulier et sur mes autres œuvres en général, dans un fanzine. Cet article pouvait être résumé, si mes souvenirs sont exacts, par la formule : « En tant qu’écrivain, A-E. Van Vogt est un pygmée qui se sert d’une machine à écrire géante. » Le brillant de cette attaque me fit envoyer un article à ce fanzine dans lequel je prédisais une belle carrière littéraire au jeune homme qui avait su rédiger une charge aussi poétique. L’avenir devait me donner raison puisque Daemon Knight devint l’un des meilleurs auteurs du genre un peu plus tard. A lui seul, Knight, dans une diatribe rédigée à vingt-trois ans, me force aujourd’hui à présenter une version révisée de cet ouvrage.
Cette raison n’est cependant pas la seule. La sémantique générale ne cesse de prendre aujourd’hui une importance de plus en plus considérable. Cette expression désigne les systèmes non-aristotéliciens et non-newtoniens, ainsi que l’a défini feu Alfred Korzybski dans Science and Sanity. Ne vous laissez pas effrayer par ces mots : non-aristotélicien désigne simplement un esprit qui ne se conforme plus au mode de pensée, figé depuis bientôt 2000 ans, des disciples d’Aristote. Non-newtonien s’applique au nouvel univers einsteinien tel qu’il est aujourd’hui défini par la science. La Sémantique générale traite du sens des significations. De ce fait, elle transcende et surpasse la linguistique. Son idée essentielle est qu’une signification ne peut être comprise que si l’on tient compte du système nerveux et du système de perception humains qui en sont les vecteurs et les filtres. Ainsi, en raison de limitations de son système nerveux, l’homme ne peut appréhender qu’une partie de la vérité et jamais sa totalité. En décrivant cette limitation, Korzybski emploie le terme « niveau d’abstraction », expression qui chez lui ne comporte aucune nuance symbolique mais signifie seulement « abstraire de », c’est à dire prendre une partie du tout. Il prétend en effet qu’en observant un processus naturel, un homme peut seulement en abstraire – c’est à dire en percevoir – une partie.
Si je m’étais contenté d’exposer les idées de la Sémantique générale, nul n’aurait trouvé à y redire mais en vérité, en tant qu’auteur, j’ai voulu aller plus loin dans l’étude d’une situation paradoxale. Depuis la théorie de la relativité d’Einstein nous savons que, lors d’une expérience, il faut tenir compte de l’observateur. C’est une chose qui est parfaitement admise, par exemple en histoire, où l’on considère que les préjugés raciaux, ou religieux, des écrivains ont pu les influencer. En revanche, la plupart des gens estiment, dès l’instant où il s’agit d’une science dite exacte telle la chimie ou la physique, que la personnalité des observateurs importe peu puisque des opérateurs de nationalité ou de confession différentes arrivent tous aux mêmes résultats. Ceci est faux. Tout expérimentateur scientifique est limité dans son aptitude à abstraire des informations de la nature par le système d’éducation qu’il a reçu chez ses parents puis à l’université. Ainsi que l’indique la Sémantique générale, chaque chercheur introduit son équation personnelle dans ses recherches, c’est pourquoi un physicien dont la personnalité a été modelée de façon moins rigide que d’autres pourra arriver à résoudre des problèmes que ses collègues ne pouvaient solutionner. En d’autres termes, l’observateur est toujours une personne bien déterminée. (…)
Mon héros apprend qu’il n’est pas ce qu’il pensait être ; sa conception de lui-même est entièrement fausse. Mais en réalité, n’en est-il pas de même pour nous tous ? Seulement, nous sommes tellement imprégnés de cette fausseté et nous acceptons si bien nos limitations, que nous ne remettons rien en question. Mon héros, ignorant toujours qui il est, se familiarise peu à peu avec son « identité ». Cela signifie simplement qu’il « abstrait » un certain savoir des évènements et qu’il leur accorde un certain crédit. Peu à peu, il en vient à croire que cette partie de son identité qu’il a ainsi définie est en réalité le tout. (…)
En fait, son identité – donc lui-même – n’existe que parce que son esprit enregistre tous les impacts de l’environnement, c’est-à-dire lui constitue une mémoire. Ainsi, l’autre idée de base de ce livre est que mémoire et identité sont une seule et même chose. (…)
Pour me résumer, la mémoire c’est le soi, et Le Monde des à présente l’homme non-aristotélicien dont toutes les pensées sont nuancées (jamais de blanc et de noir pur) et qui, cependant, ne verse pas dans le cynisme ou la rébellion. Si un tel mode de pensée pouvait pénétrer dans la bourse de Wall Street, dans notre Sud raciste ou dans les états-majors communistes, notre planète y gagnerait grandement. »

Extraits de la Postface de l’Edition Définitive de 1970 de « The World of à » de Alfred E. Van Vogt, « traduit d’enthousiasme par Boris Vian » en 1948.



"- Dis-moi… tu crois en Dieu ?
Il me jeta un coup d’œil inquiet :
- Quoi ?... qui croit encore aujourd’hui…
Je pris un ton désinvolte :
- Ce n’est pas si simple. Il ne s’agit pas du Dieu traditionnel des religions de la Terre. Je ne suis pas spécialiste des l’histoire des religions et je n’ai peut-être rien inventé. Sais-tu, par hasard, s’il a jamais existé une foi en un Dieu… imparfait ?
Il fronça les sourcils :
- Imparfait ? Qu’est-ce que tu veux dire ? En un certain sens, les dieux de toutes les religions étaient imparfaits, chargés seulement d’attributs humains amplifiés. Le Dieu de l’ancien Testament, par exemple, exigeait une humble soumission et des sacrifices, il était jaloux des autres dieux… Les dieux grecs, avec leur humeur querelleuse, leurs disputes de famille, étaient aussi imparfaits que les hommes.
Je l’interrompis :
- Non, je ne pense pas à un Dieu dont l’imperfection résulte de la candeur de ses créateurs humains, mais dont l’imperfection représente la caractéristique fondamentale, immanente. Un Dieu limité dans son omniscience et dans sa toute-puissance, faillible, incapable de prévoir les conséquences de ses actes, créant des phénomènes qui engendrent l’horreur. C’est un Dieu… infirme, dont les ambitions dépassent les forces, et qui ne s’en rend pas compte immédiatement. Un Dieu qui a créé des horloges, mais pas le temps qu’elles mesurent. Il a créé des systèmes, ou des mécanismes, servant à des fins définies, mais qui ont dépassé ces fins et les ont trahies. Et il a créé l’éternité, qui devait mesurer sa puissance, et qui mesure sa défaite infinie.
Snaut hésita, mais il y avait dans son attitude la réserve méfiante qu’il me témoignait ces derniers temps :
- Le Manichéisme, autrefois…
Je l’interrompis aussitôt :
- Rien de commun avec le principe du Bien et du Mal ! Ce Dieu n’existe pas en dehors de la matière, il voudrait se libérer de la matière, mais il ne le peut pas…
Snaut réfléchit un instant :
- Je ne connais pas de religion de cette sorte. Cette espèce de religion n’a jamais été… nécessaire. Si je te comprends, et j’ai bien peur de t’avoir compris, tu envisages un dieu évolutif, qui se développe dans le temps, s’accroît, et ne cesse d’agrandir sa puissance en prenant conscience de son impuissance ? Pour ton Dieu, la condition divine est une situation sans issue – et, ayant compris sa situation, il se désespère. Oui, mais le Dieu désespéré, n’est-ce pas l’homme, mon cher Kelvin ? C’est de l’homme que tu me parles… et ce n’est pas seulement une fichue philosophie, c’est même une fichue mystique.
Je m’obstinai :
- Non, il ne s’agit pas de l’homme. Il est possible que, par certains aspects, l’homme corresponde à cette définition provisoire, mais c’est parce qu’elle comporte beaucoup de lacunes. L’homme, malgré les apparences, ne se créé pas des buts. Le temps – l’époque – les lui impose. L’homme peut servir son époque ou se révolter ; mais l’objet auquel il dévoue ses soins, ou contre lequel il se révolte, lui est donné de l’extérieur. S’il n’existait qu’un seul homme, il pourrait apparemment tenter l’expérience de se créer des buts en toute liberté – apparemment, car l’homme qui n’a pas été élevé parmi d’autres humains ne peut devenir un homme. Et celui… celui auquel je pense… il ne peut exister au pluriel, tu comprends ? (…)
Un long moment, nous contemplâmes les vagues noires ; une tâche pâle, allongée, se dessinait à l’est, dans la brume qui voilait l’horizon.
Sans détacher son regard du désert miroitant, Snaut demanda soudain :
- Où as-tu été chercher cette conception d’un Dieu imparfait ?
- Je ne sais pas. Je la trouve très, très vraisemblable. C’est l’unique Dieu auquel je serai porté à croire, un Dieu dont la passion n’est pas une rédemption, un Dieu qui ne sauve rien, ne sert à rien – un Dieu qui simplement est.
(…)
Je n’espérais rien. Et cependant je vivais dans l’attente – depuis qu’elle avait disparu, il ne me restait plus que l’attente. Quels accomplissements, quelles railleries, quelles tortures attendais-je encore ? Je l’ignorais, j’ignorais tout, et je persistais dans la foi que le temps des miracles cruels n’était pas révolu. »

Explicit de « Solaris, Wydawnictwo ministerstwa Obrony Narodowej » de Stanislaw Lem, 1961.
(L’oeuvre de Lem, qui explore les problèmes liés à l’existence de l’homme dans des mondes où le progrès technologique supprime tout effort humain, est marquée par l’intervention de sociétés extraterrestres (essaims de mouches mécaniques, océan pensant…) avec lesquelles les terriens ne peuvent pas communiquer. Intronisé membre honoraire de la Science Fiction and Fantasy Writers of America (SFWA) en 1973, il en est radié après de virulentes critiques qu’il émet à l’encontre de « la science-fiction américaine bas de gamme ». Bien que lui soit proposé toutefois une « adhésion ordinaire », il la refuse et enfonce le clou, décrivant cette littérature comme kitsch, pauvrement écrite et plus intéressée par la rentabilité que par les idées ou les nouvelles formes littéraires. De tous les auteurs américains de science-fiction, il n'adressera d’éloges francs qu'à ... Philip K. Dick.)