lundi 26 mars 2012

Les raisins de la matière

Il vendange les jours des terrains de misère, c’est trop dur de se dire qu’il vaut pas mieux qu’un autre et que même parfois, voire même souvent, il en vaut presque moins. Il ne veut pas qu’on l’aime, pas plus que nécessaire, pas plus qu’un autre ou deux parce que ça aussi c’est pareil, on aime ceux qu’on aime pour ce qu’ils sont de nous, pour ce qu’ils nous permettent pas pour ce qu’ils nous volent, nous extorquent, nous soutirent dont on ne sait que faire mais qu’on ne cède pas, non, lui voudrait qu’on l’adule. Pour être détesté mais comme il se devra, avec la jalousie qui génère l’envie, pas de l’envie pisseuse, de l'envie envieuse mais de la jalousie jolie; pas pour se pavaner et gagner à la course, pas pour toucher de près en plus haut en plus beau des hauts de crâne sales, mais pour la cime et le règne; pas pour y rester, pas plus que nécessaire: pour dire que c’est faux et descendre des airs qu’il vient de chevaucher seul pour l’éternité et pouvoir être modeste mais comme il se devrait, avec ce quelque chose dont il faut s’excuser d’avoir été pourvu, dont il faudra sourire d’avoir fait bel usage avec la gêne délicieuse de n’y être pour rien, l’enivrante certitude de ce dedans de soi qui fait qu’en toute injuste justice on ne peut davantage être somme de borborygmes et de besoins, organisme seul au mystère vivant dépourvu de mystère : tout sauf cette âme émérite aux desseins miniatures, il attend l’aube-lune les mains grêles, le cou brûlant soudé aux ondes qui émanent des messages codés et des yeux de rapace, goûter à nouveau à l’envie d’en découdre avec n’importe quoi, les bouts les bruits les herbes et l’eau survolant le mortier goudron blanc des jours qui se succèdent.

Mais tout s’enfuit comme un bain gaspillé à l’eau toujours limpide, il scrute les azurs qui sont indifférents labourant d’un seul ongle un terrain de misère et rien ne s’est baigné et ne ressort, extrait de l’atonie de tous ces cœurs qui battent comme un concert de mufles et de naseaux aveugles pour déposer enfin une décantation aux couleurs de la trêve qu’il ne veut pas signer pour qu'elle s'enfuie souillée et conne, laissant surgir, terrible et véritable, le signe originel de la fureur des jours, cœur de léviathan, turbulence infaillible, oiseau de feu.

En face de l’émail vide, son propre cœur, mufle aux côtés des mufles, museau contre museau, bat les yeux grands ouverts. Il vendange les jours des terrains de misère.

jeudi 22 mars 2012

Vol vacuitif

"Comment...

... es-tu tombé des Cieux, Astre du matin ?...



... Comment as-tu été jeté par terre, toi qui vassalisais toutes les nations ? "


lundi 19 mars 2012

"Une vie sportive est une vie héroïque à vide" (Jean Giraudoux)

Parce qu’il faudrait écrire ou dire quelque chose, avoir une sorte de projet qui vienne naturellement remplir quelque chose entre ces quatre murs après ce bout de sieste étrange alors que cela fait des années que je ne dors pas l’après-midi, je me lève un peu abasourdi et m’assois face à l’écran oblong de mon Sony Vaio. Je me bats sans grande illusion au milieu d’un tas de tristesses nues venues se télescoper dans mon esprit, il fait beau dehors, très beau même, mais trop froid à mon goût pour aller balader au musée par exemple. Parce que j’ai eu l’espace d’un très court instant envie de déambuler devant de grandes toiles dans de vastes pièces très hautes et très blanches comme dans mes souvenirs du musée Cantini et qu’après, presque tout de suite, je me suis rappelé que la plupart du temps je m’y suis ennuyé et que je ne pourrai plus, maintenant, me satisfaire du seul plaisir vicié d’avoir la conviction de faire quelque chose de chic tout en m’ennuyant à le faire, alors je décide d’allumer une cigarette sans ouvrir les fenêtres, comme au siècle dernier. J’ai des tas de statues chez moi fabriquées à la chaîne, pour la plupart assez laides. Je les ai toutes achetées il y a longtemps, leur côté exotique étant parvenu aux yeux de ma fin d’adolescence à voiler cet abominable anonymat sérié qui me saute maintenant à la figure dès que je les regarde, maintenant que ma femme ne veut se séparer d’aucune d’elles car toutes lui rappellent quelque chose, d’important ou pas. Il est tout aussi futile que j’essaie à me motiver pour descendre dans le centre ville acheter un de ces pains de glaise qui pèsent lourd dans la mesure où je n’ai pas été capable de produire quoi que ce soit de viable avec mes mains depuis des mois, à commencer par cette petite statuette d’ange que j’ai attaquée un peu avant Noël dans l’idée de l’offrir à ma mère avant de réaliser que je ne parviendrai pas à la finir à temps voire à ne pas la finir du tout, comme beaucoup de ces choses que j’entreprends : j’ai tenté de lui donner plusieurs vies, la transformant en une espèce de bougeoir pour chauffe plat puis attendant qu’elle sèche pour passer plusieurs fins d’après-midi à en gratter les ronds de bosse disgracieux, améliorant vaguement la silhouette générale sans jamais parvenir à dégager de l’ensemble une émotion quelconque, le ratage du départ -une fausseté dans les proportions des jambes et une faiblesse dans l’élan que j’avais voulu donner à la posture par une tension exagérée du cou - refusant obstinément de céder la place à quelque chose de gracieux ou de noble. Je ne l’ai pas jetée non plus ; elle trône sur une des marches d’escalier en bois qui mènent à l’étage bien que je sache depuis quelques jours déjà que je vais m’en débarrasser sans vraiment de gêne malgré le nombre d’heures que j’aurai passées à m’escrimer dessus comme l’autre petite statuette, une reproduction de ces petites poupées japonaises minimalistes aux couleurs criardes dont les enfants raffolent en ce moment que j’avais eu en tête de sculpter plus sauvage, plus authentique, et qui a atterri dans la poubelle de la cuisine entre un emballage de ravioli aux épinards et un fond de litière de cochon d’inde. Finalement, c’est un martien que j’avais grossièrement moulé dans une chute en forme de triangle dans laquelle j’avais enfoncé trois petites aiguilles argentées en guise de pattes et deux punaises en guise d’yeux que j’avais le mieux réussi, car il s’en dégageait un je-ne-sais-quoi d’à la fois drôle et de pathétique. Mais celui-là, ma fille l’a cassé en jouant avec. Je ne souhaite pas peindre non plus car si je m'interroge je réalise n'avoir absolument pas la moindre idée de par quoi démarrer, même si les descriptions détaillées de dessins érotico-porno réalisés dans une sorte de transe paroxystique par l’un des personnages féminins du dernier roman de Paul Auster que je viens de refermer m’ont un instant donné l’envie de prendre un crayon, un très gras de préférence, du genre 6 B, parce que comme la jeune femme paumée du roman, j’ai aussi un peu envie de dessiner ma main mais je me suis rappelé cette fois ces interminables heures de souffrance lors de mes études face aux mystères déroutants des courbures et des volumes fripés des membres humains et j’ai immédiatement renoncé sans même faire semblant d’essayer de conserver cette idée. Hier et ce midi, j’ai passé de longues heures à vernir deux meubles en bois bruts presque neufs et déjà menacés par les éclaboussures d’eau de la salle de bain, ça m’a pris du temps et j’ai pas mal pesté après tout le décorum nécessaire à ce genre d’activité, il arrive d’ailleurs souvent que les acticités manuelles, pour la plupart agréables, se trouvent ruinées par l’installation fastidieuse qu’elles nécessitent et j’ai été souvent du genre à me retrouver épuisé, l’envie initiale de m’adonner à quelque chose définitivement émoussée par l’effort qu’il m’avait fallu fournir pour installer tout le matériel nécessaire, si bien que la tentative était déjà vouée à l’échec avant même que je n’aie entamé le vrai fond du problème. Ayant cette fois passé l’épreuve de l’agencement de mon lieu de travail avec brio, j’ai reproduit durant deux jours une sorte de geste mécanique à l’aide d’un pinceau d’ouvrier à l’empennage dépourvu de la moindre élégance sur des angles de bois usinés, noyé dans la virulence sauvage d’odeurs perfides de vernis et de white spirit, veillant à ne pas asperger le carrelage de grès blanc de la salle de bain sur lequel j’avais entassé quelques feuilles de journal, comme ça, en ne pensant à rien de spécial, rien n’ayant la moindre chance de ressembler à une mise en danger, rien ne faisant balancer au dessus de ma tête le spectre d’un ratage ou n’étant susceptible de me confronter à l’évidence d’une certaine médiocrité dans le résultat final. Au moment de ranger le tout, lorsque chacun des deux meubles a été enfin recouvert de ses deux couches de V33 "acajou ciré", je n’ai inversement pas réussi à venir à bout du chantier : un vieux chiffon imbibé ainsi qu’une feuille de journal souillée pliée en quatre trônent donc encore devant ma baignoire. En cela, l’ordinateur est un objet particulièrement séduisant : il n’y a aucun effort à fournir, rien à agencer avant ni à ranger après, on l’ouvre, on l’utilise après avoir encodé un mot de passe de quelques caractères à peine, et l’on peut immédiatement s’atteler à quelque chose quasiment dans l’instant qui succède à l’idée de cette chose, sans compter que la destruction d’un résultat éventuellement décevant n’impliquera quasiment rien d’autre, affectivement, qu’une nouvelle pression sur un autre bouton et la vague sensation d’avoir juste gâché un peu de temps de vie, ce dont je me remets souvent assez aisément. La deuxième cigarette que j’ai fumée m’a un peu dégoûté, mais je l’ai soigneusement sucée jusqu’au filtre tout en cherchant des tirages photo de Sutkus que je ne connaissais pas encore sur le net. J’ai regardé l’heure à plusieurs reprises sur la kyrielle de cadrans à cristaux liquides qui clignotent dans mon salon et dont aucun n’affiche jamais la même minute, même si un jour de faiblesse émotionnelle on décide de s’acharner à les régler les uns après les autres en guettant le cadran précédent jusqu’au moment fatidique où un nouveau chiffre s’y affiche pour faire apparaître sur un autre cadran un chiffre parfaitement identique : le temps est ainsi fait qu’on ne pourra jamais parvenir à aligner toutes ces machines exactement sur la même temporisation. Au bout d’un certain temps, toutes reprendront invisiblement leur liberté propre pour afficher une heure individuelle, quoi qu’on ait essayé de faire, car toutes ces machines nous rient silencieusement au nez depuis déjà de longues décennies. Enfermé dans un arrêt spatio-temporel sans douleur, je vis. Sur la fenêtre qui me fait face, des pastilles de gélatine colorées en forme d’étoile penchent sans ordonnance, encore un peu gluantes. Un billet de vingt euros est fiché à l’envers dans la fente d’un vide-poche de bureau en plastique vert. La vie est un chapelet de minutes.

jeudi 15 mars 2012

Minéral, argentique, numérique.

Serie de photos dédiées à mon amour des vieilles pierres, prises au hasard de tribulations en terres alpines de haute Provence, en pays Drômois et dans le Périgord...


1/ Puissant château Cathare du bas moyen âge, Castelnaud, immédiatement après son édification, est soumis aux attaques de Simon de Montford qui s’en empare en 1214. Repris par le Seigneur Bernard de Casnac dès l’année suivante, il est brûlé l’année d’après sur les ordres de l’Archevêque de Bordeaux. La forteresse est reconstruite dans le siècle, juste à temps pour être plongée au cœur de la guerre de Cent ans : à partir de 1337, le château, alors aux mains du Seigneur de Caumont rallié aux Anglois, change sept fois de camp avant que Charles VII ne s’en empare en 1442 après trois semaines de siège. La guerre finie, les Caumont en reprennent possession et en feront l’une des plus puissantes places fortes de la religion Réformiste que personne n’osera attaquer durant la totalité des guerres de religion qui secoueront la France les siècles suivants. Comme beaucoup d’autres châteaux, Castelnaud tombera en ruine sous la Révolution avant d’être classé et réhabilité en 1966.





















































2/ Prieuré de Salagon - Mane - Alpes de Haute Provence : l’histoire du monument révèle une continuité étonnante d'occupation, de l'époque gallo-romaine à la christianisation du site dès l'Antiquité tardive. Ce n'est qu'à la fin du XIe ou au tout début du XIIe siècle que les bénédictins de l'abbaye Saint-André de Villeneuve-lès-Avignon prendront en charge le domaine ; du prieuré médiéval subsistent essentiellement l'église du XIIe siècle, l'ensemble s'organisant, vers l'est et le sud, autour de deux cours "caladées" - cours du logis et basse-cour - fermées par de hautes murailles. Reconstruite dans le dernier quart du XIIe siècle à partir d'une église du XIe siècle (chœur), l'église comporte un portail occidental à triple voussure et des panneaux finement décorés qui soulignent les impostes de son archivolte. Le logis attenant au sud de l'église est une belle construction gothique (fin XVe siècle) qui se superpose à une vaste salle voûtée et à une tour romanes (XIIIe siècle) et qui comporte en particulier, à l'étage noble, une série de quatre salles en enfilade, desservies à l'est par une tourelle d'escalier en vis et des coursives et éclairées à l'ouest et au sud par de remarquables baies à traverses ou à meneaux et croisillons.







3/ Eglise Romane - Fronton et portail du XIIIème siècle - Village de St Geyrac, commune de 250 habitants - Dordogne






4/ Village de Lurs - Alpes de Haute Provence



Village fondé par Charlemagne, placé dès le IXème siècle sous la tutelle des Evêques de Sisteron qui en feront leur résidence d'été, situé en éperon entre les fortifications d'un château du XIIème siècle (deux premières photos) au nord et un séminaire pointant au sud.



3ème photo : les 15 oratoires de la "Promenade des Evêques"



4ème photo : vestiges d'un pont romain





























5/ Banon - Alpes de Haute Provence - Corps de ferme du gîte des Largues







6/ Hameau d'Aix en Diois - Drôme - Vue des communs réhabilités et ruine de la tour du château à enceinte polygonale des Comtes de Die, XIIème siècle



















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samedi 10 mars 2012

My kingdom for a horse !

(...) quelque chose ne va pas : l'enfant ne se reconnaît pas dans l'adulte qu'il est devenu. Et, là aussi, c'est probablement la vérité : l'enfant n'est pas le père de l'homme. Il y a l'enfant, il y a l'homme ; et, entre les deux, il n'existe aucun rapport. C'est une conclusion inconfortable, embarrassante : on aimerait qu'au centre de la personnalité humaine il y ait une certaine unité ; c'est une idée dont on peine à se détacher ; on aimerait pouvoir faire le lien."




Préface à "Un roman français" de F. Beigbeder par Michel Houellebecq










lundi 5 mars 2012

Shoegazian Russia



"15 février 1917 :
(...) Notre officier de santé ne me plaît pas. Il n'est pas aimable, tandis qu'Anna Kirillovna est une personne gentille et cultivée. Je m'étonne qu'une femme encore jeune puisse vivre parfaitement seule dans ce tombeau enneigé. Son mari est prisonnier en Allemagne.
Je ne peux m'empêcher de faire mes compliments à celui qui, le premier, a extrait de la morphine d'une tête de pavot. Un authentique bienfaiteur de l'humanité. Sept minutes après la piqûre, la douleur avait cessé. Intéressant : les douleurs se succédaient sans la moindre interruption si bien que j'étouffais positivement, exactement comme si on m'avait enfoncé une pince chauffée à blanc dans le ventre et qu'on avait fourragé. Quatre minutes après la piqûre, je pouvais distinguer les creux et les vagues de douleur.
Il serait excellent que tout médecin ait la possibilité d'expérimenter un grand nombre de médicaments sur lui-même. Sa compréhension de leurs effets en serait tout autre. Après la piqûre, pour la première fois depuis ces derniers mois, j'ai bien dormi, profondément, sans penser à elle, à celle qui m'a trahi."





"19 mars.
Cette nuit, je me suis disputé avec Anna K.
"Dorénavant je ne vous la préparerai plus."
J'ai entrepris de la raisonner :
"Des bêtises, Annoussia. Qu'est-ce que je suis, un petit enfant, ou quoi ?
- Je ne le ferai plus. Vous allez en mourir.
- Bon, comme vous voulez. Comprenez, j'ai mal dans la poitrine !
- Soignez-vous.
- Où ça ?
- Partez en congé. On ne se soigne pas avec de la morphine. Puis après être resté un instant à réfléchir elle a ajouté : Je ne peux me pardonner de vous avoir alors préparé un deuxième flacon.
- Donc comme ça, je suis morphinomane, c'est ça ?
- Parfaitement, vous êtes en train de le devenir.
- Ainsi donc vous n'irez pas faire la préparation.
- Non."

Là pour la première fois j'ai découvert en moi la capacité déplaisante de me mettre en fureur et surtout de crier après les gens lorsque j'ai tort.
En fait, cela n'a pas été immédiat. Je suis allé dans la chambre à coucher. J'ai jeté un coup d'oeil. Il restait un petit peu de liquide qui bougeait au fond du flacon. Je l'ai aspiré dans la seringue - un quart à peine. J'ai jeté par terre la seringue, il s'en est fallu de peu qu'elle ne se casse et j'ai été pris de tremblements. Je l'ai ramassée avec précaution, je l'ai examinée, pas la moindre fêlure. Je suis resté assis dans la chambre près de vingt minutes. Je suis sorti, elle n'était pas là.
Elle était partie."



"19 novembre.
Vomissements. C'est mauvais.
Ma conversation nocturne avec Anna le 21.
Anna. - L'officier de santé est au courant.
Moi. - Vraiment ? Tant pis. Aucune importance.
Anna. - Si tu ne pars pas d'ici pour aller à la ville, je me pends. Tu entends ? Regarde tes mains, regarde-les.
Moi. - Elles tremblent un peu. Cela ne m'empêche en rien de travailler.
Anna. - Mais regarde-les, elles seont transparentes, voyons. La peau sur les os... Regarde un peu ton visage... Ecoute, Sérioja, pars, je t'en conjure, va-t-en...
Moi. - Et toi ?
Anna. - Pars. Pars. Tu es en train de te tuer.
Moi. - Comme tu y vas, dis. Mais c'est vrai que je ne comprends pas moi-même pourquoi je me suis si vite affaibli ? Car cela ne fait même pas un an que je suis malade. Apparemment, c'est affaire de constitution.
Anna. (triste) - Qu'est-ce qui pourrait te ramener à la vie ? Peut-être ton Amnéris, ta femme ?
Moi. - Oh, non. Tranquilise-toi. Merci à la morphine qui m'en a délivrée. A sa place, j'ai la morphine.
Anna. - Ah mon Dieu... Que puis-je faire ?

Je pensais que les femmes comme cette Anna n'existaient que dans les romans. Et si je guéris un jour, j'unirai à jamais ma destinée à la sienne. Puisse-t-il ne pas revenir d'Allemagne, l'autre."



"Morfü" ("Morphine"), de Mikhaïl Boulgakov, l'auteur du "Maître et Marguerite", paraît pour la première fois sous forme de roman avec pour titre "La Maladie" en 1921; Boulgakov récupèrera le manuscrit pour le détruire avant de le refaire paraître en 1927 sous une forme définitive bien plus courte dans laquelle il raconte, via le déroulé d'un journal intime, la progressive intoxication par la morphine d'un médecin de campagne qui finit par se suicider.

"Psychocandy" est un album du groupe "The Jesus and Mary Chain" paru en 1985

"The Serpent's Egg" est un album du groupe "Dead Can Dance" paru en 1988.

"Loveless" est un album du groupe "My Bloody Valentine" paru en 1991

jeudi 1 mars 2012

Spleen & Ideal



Alors je suis monté par le sentier escarpé en quittant la route, j’ai longé ce champ en pente raide et les arbustes aux branches tordues ont accroché mes manches, la terre s’est mise à se dérober sous mes pieds mais je continuais à appuyer sur mes cuisses le souffle court, le cœur gonflé d’orgueil, la chaleur m’obligeant à ôter l’hideuse polaire bleu gasoil peluchée et diablement confortable que j’enfile quand je n’ai pas envie de paraître beau. Deux fois j’ai rebroussé chemin après m’être engagé dans un raidillon sans issue mais j’ai continué même si je me sentais fatigué, là haut il y avait cette ruine et j’avais passé trop de temps à la regarder depuis la plaine scintiller sur le faîte de la colline. A la fin il a fallu que j’escalade les rigoles creusées par la pluie pour couper les derniers lacets du chemin, j’étais si nerveux et si impatient et si fatigué que marcher m’ennuyait, je voulais arriver c’est tout. Je ne voyais plus le haut de la colline donc quand j’ai débouché sur le plateau ça m’a coupé le souffle mais je n’ai pas pu m’arrêter pour autant, je me suis mis à marcher les jambes flageolantes jusqu’à la masse effondrée qui se dressait devait moi comme un ziggourat oublié traversé par le soleil et je l’ai dépassée sans trop la regarder parce que partout autour des choses émergeaient et que je cherchais un endroit pour m’arrêter tout en toisant la vieille souche d’arbre droite et épaisse dressée comme un charbon calciné, plantée dans le sol d’herbe rase comme un totem. Pour mieux voir l’étonnante esplanade oblongue entre trois grands buissons revêches et acérés en plein milieu de laquelle un amoncellement de pierres en cercle prises à la ruine déterminaient l’emplacement d’un feu j’ai longé les trois volumes de la bâtisse tous à ciel ouvert face à la lumière terrible de l’après-midi où plus rien ne peut être avec la même certitude. Devant le ciel uniformément bleu j’ai péniblement dépassé le vieux matelas éjecté à quelques mètres de ce qui restait de la porte d’entrée affaissée et soudain tourné la tête vers la gauche pour découvrir la plaine s’étendre en contrebas comme un jouet en aplat graisseux étalé à la spatule, plein d’ocres et de siennes. Tout en sentant le vent de février glisser dans mes cheveux sales je me suis approché de l’aplomb et la ruine respirait dans mon dos comme un animal et je me suis décidé. Assis sur un bouquet de végétaux piquants et secs qui m’ont transpercé le cul puis les doigts quand je me suis relevé, j’ai sucé une minuscule perle de sang incisive à la tête de l’index de ma main droite et après je me suis décalé d’un pas puis je me suis rassis et le soleil m’a percé l’œil droit jusqu’à le rendre défectueux pendant de longues minutes et c’était alors parfait, vide, haut, haletant et j’étais gorgé de colère ou de remords, que sais-je, et il n’y avait que le bruit des branches nues se frottant les unes contre les autres sous les poussées du vent, un bruit brun inhabituel qu’il fallait s’approprier pour arrêter de se retourner vers la masure morte en croyant que quelqu’un venait, car il n’y avait personne. J’ai enserré mes jambes dans mes bras et j’ai regardé en bas il y avait une fourgonnette qui fumait dans un virage puis je me suis allongé avec un coude en travers des yeux pour ne pas m’occuper des insectes qui étaient tout de suite venus se poser sur mes chaussures et le bas de mes pantalons avant de me laisser flotter sans vraiment attendre d’aller mieux même si de l’air inodore pénétrait mes narines comme pour la première fois. Quand je me suis relevé des myriades d’étincelles ont dansé devant mes yeux et le soleil a encore dardé droit parce qu’on était maintenant à la même hauteur et je me suis senti partir dans un tourbillon déséquilibré mais je savais que ça allait passer donc je ne me suis toujours pas levé, je suis resté assis d’une façon bizarre comme un type ayant des hémorroïdes, en essayant d’avaler tout ce qui m’entourait depuis ce promontoire, de la silhouette de la ferme que j’avais quittée tout à l’heure jusqu’à l’unique nuage s’effilochant dans le ciel azur que j’ai fixé droit comme le font les enfant en lisant des silhouettes dans ses lambeaux ouateux, ours debout sur ses pattes arrières contre renard sans cou, aigle étiré terrible qui crache des boules de feu, tout très lent, tout se transformant sans que l’on s’en aperçoive, l’ours devenant aigle, renard devenant éclair, bleu autour restant bleu, partout. Quand il m’a semblé qu’un temps suffisamment long s’était écoulé je me suis relevé et j’ai commencé par contourner la bâtisse. Derrière elle, presque à l’abri du soleil ça a été encore quelque chose, tout était pelé et immense il n’y avait plus de déclivité, et pas de maison non plus, pas de toits de hameau surgissant salement derrière une futaie, juste quelques touffes d’arbres secs de ci de là et cette herbe sombre kaki à peine bosselée étendue sur l’horizon comme un tapis de mousse rancie avec des carcasses rouillées de trucs agricoles recouverts de touffes abandonnés régulièrement au milieu de nulle part. Tout plat. Je me suis mis à marcher les bras raides à l’orée de ce paysage m’épiant à contre jour sous des ombres rasantes et j’ai pu cette fois lancer un œil sur les contreforts de la maison écroulée parce que j’étais dans son dos. Un tas de végétaux arides avaient pris possession des murailles comme une lèpre insidieuse, avec des débris de palettes de bois brisées et des choses non identifiables amoncelées vers le bas des parois. Il y avait au sol la trace de la fin du chemin carrossé qui venait s’ourler derrière la construction pour y mourir bêtement et je me suis mis à la suivre à l’envers pour revenir vers l’aplomb du promontoire, au sud-ouest, vers l’escarpement par lequel j’étais arrivé. Là je me suis retourné pour être sûr de bien m’approprier tout d’un coup, que tout devienne instantanément à moi maintenant que la colline entière m’appartenait. La première pièce avait encore un semblant de toit. Une poutre centrale reliait les deux façades et quelques lambourdes distordues pendaient encore à la perpendiculaire en faisant émerger sans peine l’image d’un plafond bas massif. Aucune ouverture sur aucune des quatre faces, seule la porte d’entrée au coffrage en ciment étroit donnant plein sud, avec son linteau de bois pesant affaissé en son milieu, bardé de clous menaçants. A l’intérieur, un chaos de gravats hérissés. La deuxième pièce dans le même unique alignement était plus étroite, tout en longueur, et c’est là que s’était abrité l’indigent. Les traces de sa souillure étaient restées, piteuses, bâche bleue mal ficelée sur des restes de charpente, matelas de guingois posé sur un panneau de porte disjoint, poste radio en plastique noir recouvert de poussière aux panneaux à cassette ouverts sur des mécaniques rouillées et tout un tas de détritus figés sous l’emprise du temps. Tout ça ressemblait à une fuite et j’ai repensé au matelas dehors, que j’ai reconnu sans peine à travers les branchages noirs du plus gros massif, là bas vers la plaine. Au dessus de cette pièce il y avait un autre niveau presque entièrement éboulé sans aucune trace d’escalier ni d’ouverture. Un fenil, peut-être. Enfin, la partie la plus imposante qui venait finir l’ensemble rectiligne, cube pesant aux faîtes assommés recroquevillés la tête dans les épaules à bonne hauteur, serrés de pierres de taille autrefois blanches comme de l’ivoire durcie, ceintes d’un ciment gris-beige laiteux. On pouvait encore voir le découpage de pièces à l’intérieur. Tout était là et je respirais comme un rapace devant l’édifice abattu, toisant son silence minéral du haut de ma chair nerveuse et je n’avais même pas besoin de prononcer la moindre incantation et puis le temps m’aurait manqué et rien de tout cela n’était nécessaire car tout était désormais à moi, le soleil lui-même venait de l’accepter et la terre aussi, et le bout de mon doigt qui piquait encore et la cigarette que j’ai allumée et que je n’ai pas fumée et qui a balancé en vain des volutes inopérantes en direction de l’azur, stupéfaite de sa soudaine médiocrité. Je n’ai pas eu non plus besoin de toucher la moindre pierre ni de tenter de franchir l’un des seuils : ils ne m’intéressaient pas, aucun d’eux, je n’étais plus pénétré, désormais, que par la somptuosité virile et farouche de cet amas de rocs taillés délaissé par d’anciens hommes aux mains atrophiées et calleuses et qui venait de m’être ouvert par les vents de la plaine triste. Je savais, alors, que je ne m’étais pas trompé et je pouvais partir l’âme farouche et l’humeur terrible car tout ceci serait désormais à moi pour l’éternité d’une vie mystique.