lundi 13 février 2012

Mon père, ce héros ?

Fait rare, mon père me raconta tantôt, à l’occasion d’une de ces conversations imprévisibles que nous avons pris l’habitude de tenir sur le balcon de sa véranda tout en fumant d’affilée deux ou trois de ces cigarettes qui lui sont formellement interdites, un souvenir de son adolescence. Passée en majorité dans un éloignement terrible de tout charme urbain ou social, sa jeunesse, je le sais, fut tout entière consacrée à d’âpres études menées dans un séminaire ardéchois, et en lesquelles sa famille nobiliaire plaçait les plus hautes espérances - tout ça ressemblait déjà énormément au canevas d’un roman français ; je ne me rappelle plus précisément de quoi nous discutions sur l’instant, je crois que cela avait trait au caractère capricieux des avancées technologiques en matière d’équipement ménager, son lave-vaisselle venant de déverser une marre de mousse saumâtre dans sa cuisine quand soudainement il me fit part de ce souvenir: j’ai connu, me confessa-t-il un sourire amusé aux lèvres à l’idée de mon imminente incrédulité, ces longues tables de réfectoire de chêne massif patinées jusqu’à l’extrême noirceur, dans le corps desquelles étaient directement creusées des rangées d’assiettes se faisant face de façon régulière : nos repas de séminaristes y étaient ainsi servis à même le bois, à la louchée. Après que chacun eut à charge de récurer son alvéole à l’aide de sa cuillère poursuivit-il, celui d’entre nous qui était de corvée passait avec un chiffon humide essuyer d’un revers rapide les dernières traces de soupe (la soupe constituant l’incontournable corps du repas vespéral) dans chaque cavité, et s’en était fini jusqu’au repas suivant, où nous changerions de place, toujours dans un même silence…
J’en profitai pour me remémorer cet autre souvenir, livré par ma mère cette fois, qui m’avait jadis terriblement impressionné : en pleine occupation, très jeune enfant, accompagnant ma grand-mère dans une sortie de fin de matinée placée sous le signe d’un espoir de trouver du pain, elles se retrouvèrent toutes deux au cœur d’une de ces escarmouches dont j’appris donc assez jeune qu’elles avaient été monnaie courante dans les rues de Marseille dans les années 40 ; partie prenante bien malgré elles par le seul fait de traverser la rue, elles coururent, au bruit des détonations, se réfugier à l’intérieur de la boulangerie désertée mais leur course frénétique avait exacerbé une tension déjà aigue, si bien qu’elles furent prises pour cible ; elles durent passer d’interminables minutes accroupies derrière un comptoir et avant que le calme ne revienne, une belle rafale de mitraillette avait imprimé de trous gros comme un pouce le plafond et le mur du fond de la boutique, dans un arc de cercle harmonieux venant prendre fin à quelques centimètres de leur tête.
C’est bizarre, je pense très souvent à cette histoire ; systématiquement, par exemple, quand j’emprunte la rue Roux de Brignoles à la sortie de laquelle, presque à l’angle de la rue Breteuil, on peut encore voir une impressionnante multitude de vieux impacts d’armes de guerre sur les façades d’immeuble, un peu en hauteur. Pourtant, tout comme cette nouvelle confession de mon père, je n’arrive pas à y lier une émotion particulière bien qu’il s’agisse des deux êtres m’ayant donné la vie ; les maigres décennies nous séparant les uns de l’autre prennent juste une distance supplémentaire, comme ça, par à-coups.
Déjà largement exprimé dans ces incessantes incompréhensions mutuelles que nous avons finalement eu la sagesse d’utiliser comme autant de moyens de chercher, parmi elles, ces traces systématiques de connivence qui illuminent très subrepticement nos échanges, ce fossé générationnel me semble alors un gouffre sans fin : avant que je ne vienne au monde, mes vieux parents semblent évoluer dans un monde que je me figure toujours aujourd’hui comme une succession d’utopies, de romantisme et de romanesque tragique : ma mère sous le feu des mitraillettes du Pont de la rivière Kwaï, et maintenant, mon père en robe de bure attablé quelque part dans le Nom de la Rose… Sans aucune transition intelligible s’y collent ces polaroids marron sur lesquels j’apparais enfin en culottes courtes sur les rives du lac de Gréoux les Bains et qui eux, font bel et bien partie d’un passé préhensible et réel. Il en est ainsi : cet univers dans lequel mes parents ont été des héros m’est désespérément impénétrable ou tout au moins, résonne en moi de la même façon que la lecture d’un livre historique poignant ou le visionnage d’un reportage en noir et blanc sur Arte, tandis que ces indécrottables années 70 au cœur desquelles nous nous rejoignions enfin dans une même existence ne se détachent que par leur bonheur banal et leurs couleurs surannées de Petit Nicolas. Et je me demande quel genre de héros mystérieux et impénétrable vais-je pouvoir être pour ma propre fille, moi qui n’ai rien connu d’autre, avant qu’elle ne vienne au monde, que les heures de gloire du hard-rock et les émissions de variétés animées par Bernard Tapie… Mon père, ce héros ?

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