samedi 15 septembre 2012

Je persiste dans la foi que le temps des miracles cruels n’est pas révolu.

« Vous venez d’achever un des romans de science-fiction qui suscita le plus d’enthousiasme et provoqua les plus violentes critiques. Il remporta un prix littéraire et lors de sa parution en librairie en 1948, fut classé parmi les cent meilleurs romans de l’année par la Bibliothèque de New York. (…).
Si j’en crois le critique français Jacques Sadoul, la parution de cet ouvrage en France fut le point de départ de l’intérêt pour la science-fiction dans ce pays. D’autre part, la publication de ce livre stimula l’intérêt pour la Sémantique générale, aujourd’hui enseignée dans des centaines d’universités.
Cela dit, voyons ce qu’on lui reproche. Mon roman fut ainsi décrit par le célèbre critique Sam Moskowitz : « un homme égaré, mutant doté d’un double cerveau, ignore qui il est et passe tout le roman à le rechercher. » (…)
En fait, le « déluge de lettres de protestations de lecteurs qui n’avaient rien compris » se comptait finalement sur les doigts d’une main et demie. Un jeune écrivain amateur publia un article dévastateur sur Le Monde des à en particulier et sur mes autres œuvres en général, dans un fanzine. Cet article pouvait être résumé, si mes souvenirs sont exacts, par la formule : « En tant qu’écrivain, A-E. Van Vogt est un pygmée qui se sert d’une machine à écrire géante. » Le brillant de cette attaque me fit envoyer un article à ce fanzine dans lequel je prédisais une belle carrière littéraire au jeune homme qui avait su rédiger une charge aussi poétique. L’avenir devait me donner raison puisque Daemon Knight devint l’un des meilleurs auteurs du genre un peu plus tard. A lui seul, Knight, dans une diatribe rédigée à vingt-trois ans, me force aujourd’hui à présenter une version révisée de cet ouvrage.
Cette raison n’est cependant pas la seule. La sémantique générale ne cesse de prendre aujourd’hui une importance de plus en plus considérable. Cette expression désigne les systèmes non-aristotéliciens et non-newtoniens, ainsi que l’a défini feu Alfred Korzybski dans Science and Sanity. Ne vous laissez pas effrayer par ces mots : non-aristotélicien désigne simplement un esprit qui ne se conforme plus au mode de pensée, figé depuis bientôt 2000 ans, des disciples d’Aristote. Non-newtonien s’applique au nouvel univers einsteinien tel qu’il est aujourd’hui défini par la science. La Sémantique générale traite du sens des significations. De ce fait, elle transcende et surpasse la linguistique. Son idée essentielle est qu’une signification ne peut être comprise que si l’on tient compte du système nerveux et du système de perception humains qui en sont les vecteurs et les filtres. Ainsi, en raison de limitations de son système nerveux, l’homme ne peut appréhender qu’une partie de la vérité et jamais sa totalité. En décrivant cette limitation, Korzybski emploie le terme « niveau d’abstraction », expression qui chez lui ne comporte aucune nuance symbolique mais signifie seulement « abstraire de », c’est à dire prendre une partie du tout. Il prétend en effet qu’en observant un processus naturel, un homme peut seulement en abstraire – c’est à dire en percevoir – une partie.
Si je m’étais contenté d’exposer les idées de la Sémantique générale, nul n’aurait trouvé à y redire mais en vérité, en tant qu’auteur, j’ai voulu aller plus loin dans l’étude d’une situation paradoxale. Depuis la théorie de la relativité d’Einstein nous savons que, lors d’une expérience, il faut tenir compte de l’observateur. C’est une chose qui est parfaitement admise, par exemple en histoire, où l’on considère que les préjugés raciaux, ou religieux, des écrivains ont pu les influencer. En revanche, la plupart des gens estiment, dès l’instant où il s’agit d’une science dite exacte telle la chimie ou la physique, que la personnalité des observateurs importe peu puisque des opérateurs de nationalité ou de confession différentes arrivent tous aux mêmes résultats. Ceci est faux. Tout expérimentateur scientifique est limité dans son aptitude à abstraire des informations de la nature par le système d’éducation qu’il a reçu chez ses parents puis à l’université. Ainsi que l’indique la Sémantique générale, chaque chercheur introduit son équation personnelle dans ses recherches, c’est pourquoi un physicien dont la personnalité a été modelée de façon moins rigide que d’autres pourra arriver à résoudre des problèmes que ses collègues ne pouvaient solutionner. En d’autres termes, l’observateur est toujours une personne bien déterminée. (…)
Mon héros apprend qu’il n’est pas ce qu’il pensait être ; sa conception de lui-même est entièrement fausse. Mais en réalité, n’en est-il pas de même pour nous tous ? Seulement, nous sommes tellement imprégnés de cette fausseté et nous acceptons si bien nos limitations, que nous ne remettons rien en question. Mon héros, ignorant toujours qui il est, se familiarise peu à peu avec son « identité ». Cela signifie simplement qu’il « abstrait » un certain savoir des évènements et qu’il leur accorde un certain crédit. Peu à peu, il en vient à croire que cette partie de son identité qu’il a ainsi définie est en réalité le tout. (…)
En fait, son identité – donc lui-même – n’existe que parce que son esprit enregistre tous les impacts de l’environnement, c’est-à-dire lui constitue une mémoire. Ainsi, l’autre idée de base de ce livre est que mémoire et identité sont une seule et même chose. (…)
Pour me résumer, la mémoire c’est le soi, et Le Monde des à présente l’homme non-aristotélicien dont toutes les pensées sont nuancées (jamais de blanc et de noir pur) et qui, cependant, ne verse pas dans le cynisme ou la rébellion. Si un tel mode de pensée pouvait pénétrer dans la bourse de Wall Street, dans notre Sud raciste ou dans les états-majors communistes, notre planète y gagnerait grandement. »

Extraits de la Postface de l’Edition Définitive de 1970 de « The World of à » de Alfred E. Van Vogt, « traduit d’enthousiasme par Boris Vian » en 1948.



"- Dis-moi… tu crois en Dieu ?
Il me jeta un coup d’œil inquiet :
- Quoi ?... qui croit encore aujourd’hui…
Je pris un ton désinvolte :
- Ce n’est pas si simple. Il ne s’agit pas du Dieu traditionnel des religions de la Terre. Je ne suis pas spécialiste des l’histoire des religions et je n’ai peut-être rien inventé. Sais-tu, par hasard, s’il a jamais existé une foi en un Dieu… imparfait ?
Il fronça les sourcils :
- Imparfait ? Qu’est-ce que tu veux dire ? En un certain sens, les dieux de toutes les religions étaient imparfaits, chargés seulement d’attributs humains amplifiés. Le Dieu de l’ancien Testament, par exemple, exigeait une humble soumission et des sacrifices, il était jaloux des autres dieux… Les dieux grecs, avec leur humeur querelleuse, leurs disputes de famille, étaient aussi imparfaits que les hommes.
Je l’interrompis :
- Non, je ne pense pas à un Dieu dont l’imperfection résulte de la candeur de ses créateurs humains, mais dont l’imperfection représente la caractéristique fondamentale, immanente. Un Dieu limité dans son omniscience et dans sa toute-puissance, faillible, incapable de prévoir les conséquences de ses actes, créant des phénomènes qui engendrent l’horreur. C’est un Dieu… infirme, dont les ambitions dépassent les forces, et qui ne s’en rend pas compte immédiatement. Un Dieu qui a créé des horloges, mais pas le temps qu’elles mesurent. Il a créé des systèmes, ou des mécanismes, servant à des fins définies, mais qui ont dépassé ces fins et les ont trahies. Et il a créé l’éternité, qui devait mesurer sa puissance, et qui mesure sa défaite infinie.
Snaut hésita, mais il y avait dans son attitude la réserve méfiante qu’il me témoignait ces derniers temps :
- Le Manichéisme, autrefois…
Je l’interrompis aussitôt :
- Rien de commun avec le principe du Bien et du Mal ! Ce Dieu n’existe pas en dehors de la matière, il voudrait se libérer de la matière, mais il ne le peut pas…
Snaut réfléchit un instant :
- Je ne connais pas de religion de cette sorte. Cette espèce de religion n’a jamais été… nécessaire. Si je te comprends, et j’ai bien peur de t’avoir compris, tu envisages un dieu évolutif, qui se développe dans le temps, s’accroît, et ne cesse d’agrandir sa puissance en prenant conscience de son impuissance ? Pour ton Dieu, la condition divine est une situation sans issue – et, ayant compris sa situation, il se désespère. Oui, mais le Dieu désespéré, n’est-ce pas l’homme, mon cher Kelvin ? C’est de l’homme que tu me parles… et ce n’est pas seulement une fichue philosophie, c’est même une fichue mystique.
Je m’obstinai :
- Non, il ne s’agit pas de l’homme. Il est possible que, par certains aspects, l’homme corresponde à cette définition provisoire, mais c’est parce qu’elle comporte beaucoup de lacunes. L’homme, malgré les apparences, ne se créé pas des buts. Le temps – l’époque – les lui impose. L’homme peut servir son époque ou se révolter ; mais l’objet auquel il dévoue ses soins, ou contre lequel il se révolte, lui est donné de l’extérieur. S’il n’existait qu’un seul homme, il pourrait apparemment tenter l’expérience de se créer des buts en toute liberté – apparemment, car l’homme qui n’a pas été élevé parmi d’autres humains ne peut devenir un homme. Et celui… celui auquel je pense… il ne peut exister au pluriel, tu comprends ? (…)
Un long moment, nous contemplâmes les vagues noires ; une tâche pâle, allongée, se dessinait à l’est, dans la brume qui voilait l’horizon.
Sans détacher son regard du désert miroitant, Snaut demanda soudain :
- Où as-tu été chercher cette conception d’un Dieu imparfait ?
- Je ne sais pas. Je la trouve très, très vraisemblable. C’est l’unique Dieu auquel je serai porté à croire, un Dieu dont la passion n’est pas une rédemption, un Dieu qui ne sauve rien, ne sert à rien – un Dieu qui simplement est.
(…)
Je n’espérais rien. Et cependant je vivais dans l’attente – depuis qu’elle avait disparu, il ne me restait plus que l’attente. Quels accomplissements, quelles railleries, quelles tortures attendais-je encore ? Je l’ignorais, j’ignorais tout, et je persistais dans la foi que le temps des miracles cruels n’était pas révolu. »

Explicit de « Solaris, Wydawnictwo ministerstwa Obrony Narodowej » de Stanislaw Lem, 1961.
(L’oeuvre de Lem, qui explore les problèmes liés à l’existence de l’homme dans des mondes où le progrès technologique supprime tout effort humain, est marquée par l’intervention de sociétés extraterrestres (essaims de mouches mécaniques, océan pensant…) avec lesquelles les terriens ne peuvent pas communiquer. Intronisé membre honoraire de la Science Fiction and Fantasy Writers of America (SFWA) en 1973, il en est radié après de virulentes critiques qu’il émet à l’encontre de « la science-fiction américaine bas de gamme ». Bien que lui soit proposé toutefois une « adhésion ordinaire », il la refuse et enfonce le clou, décrivant cette littérature comme kitsch, pauvrement écrite et plus intéressée par la rentabilité que par les idées ou les nouvelles formes littéraires. De tous les auteurs américains de science-fiction, il n'adressera d’éloges francs qu'à ... Philip K. Dick.)

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