vendredi 7 juin 2013

(Asser)vice public

Nous viendrons d’abord avec des peintures puissantes marquer des signes kabbalistiques sur les sols, sans prendre la peine de saluer les silhouettes stupides que nous croiserons. Un peu plus tard, nous enverrons un premier attelage grondant déposer des barrières de fer peintes en rouge en tas superposés, devant les parvis des maisons pour signifier que le moment de notre avènement approche. Puis nous déchaînerons enfin notre colère de métal et de fureur, sans prévenir, dès l’aube venue.
Nous ferons d’abord remonter des avenues mal réveillées à nos engins chenillés, qui tous porteront les stigmates de la virulence de nos précédentes campagnes ; nous les arrêterons moteurs tournant à l’angle de virages improbables, ou en plein milieu de rues étroites, face aux fenêtres et aux portes des habitants. De nos machines descendront des groupes d’hommes taiseux courbés par la peine, affublés de tenues criardes pleines de poussière ; dans un ensemble de cris et d’invectives, ceux-là monteront sur place d’autres machines plus petites débordant de menaces, hérissées d’angles, d’arêtes et de lames ébréchées, qu’ils poseront sur les trottoirs pour faire peur aux badauds. Puis, quand le soleil montera enfin lentement dans le ciel, exactement à l’heure ou la ville se mettra en branle dans son capharnaüm de stress commutés, nous déclencherons notre assaut : simultanément, bouchant les voies et les passages, nos machines se mettront toutes à éventrer les sols durcis par le soleil et la fatigue à coups de percussions violemment renouvelées, dans un impressionnant vacarme. Dans les quelques minutes qui suivront, les voitures congestionnées se mettront à s’empêcher mutuellement de se frayer un passage entre ces murs de colère, faisant corner leur avertisseur dans une rage mêlée de peur, coincées entre deux monstres mécaniques attelés à évider un lisse bitume gris pâle. L’asphalte farouche cèdera par plaques entières sous nos coups répétés inlassablement, se retournant sur lui-même comme une carcasse en exhalant des odeurs pestilentielles. Nos hommes se mureront à leur tour au beau milieu de ce vacarme, rivés aux commandes de leurs mécanismes, les membres secoués, les muscles tétanisés sous l’effort, indifférents aux regards éperdus des hommes, des femmes et enfants qui raseront les murs à leur approche.
Au milieu de la matinée, nous aurons déjà causé tellement de dégâts que les rues que nous aurons investies ne ressembleront plus qu’à des champs de ruine ; ceux des nôtres assignés à cette tâche se mettront en ordre de marche à leur tour, abattant à coups d’outils tranchant des tâches aveugles et barbares, continuant à marteler le sol désormais blessé d’une force obstinément bestiale. Cela durera peu. Une deuxième vague de machines s’abattra au-dessus même de leur propre tête, arrachant des mottes de débris devenus indéfinissables aux entrailles de ces tranchées anarchiques pour les envoyer, au moyen de rotations spectaculaires frôlant les fenêtres et les murs, dans des bennes de tôle stationnées sur de hauts essieux maculés de graisse. Puis nos hommes s’extirperont des trous qu’ils auront forés et retourneront aux commandes d’engins plus filiformes, étroits, longilignes et acérés, avec lesquels ils relieront les tranchées entre elles. Le sol des rues gira comme un cadavre de vieil éléphant, ouvert, béant, sur des strates de terre aux tons gris-beige tandis qu’une poussière blanche aussi épaisse qu’une farine de blé laissée au vent aura enveloppé chaque centimètre de trottoir et de façade.
Au cœur de la journée, au son des cloches d’églises désertées, nos hommes s’enfonceront dans les portes cochères, s’assiéront sur les marches des portes d’entrée, et dans un même mutisme, avaleront leur pitance sans s’adresser la parole. Les voitures continueront de s’affronter pour un espace impraticable sous leur regard de total désintéressement ; l’espace d’une heure, une sorte de paix morbide planera alors sur les voies.
Puis nous ordonnerons que tout recommence au soleil d’Une heure, et tout recommencera, plus virulent encore. Car le temps de notre assaut aura toujours été compté, et ce, depuis le début. D’autres de nos machines déchaîneront de nouveaux vérins, de nouvelles piques, d’autres pilons contre les entrailles minérales recroquevillées, et tous les murs alentours trembleront ensemble au rythme de nos forages pendant des heures entières, sans que cela ne cesse plus. Quand enfin viendra le temps de les arrêter, ce seront d’autres attelages qui prendront position, rétrécissant davantage la part intacte de voie qui aura été laissée libre : les voitures gênantes auront désormais à guetter un moment propice pour se glisser dans ces zones de fracas que nous aurons créées, tandis que cette deuxième vague de nos véhicules fera brûler en dessous de longues cheminées remontant le long de leur carlingue noire des matières dont l’odeur pestilentielle emplira les avenues de scories brûlantes irrespirables, qui se mêleront aux nuages de poussière blancs trop épais pour retomber. Les hommes en charge de leur combustion riront aux dépens des passants qui se convulsionneront sous l’assaut de cette puanteur incandescente, puis ils déverseront le produit de leur infecte alchimie dans les crevasses béantes. Leur pâte noirâtre coulera avec réticence dans les boyaux des rues à vif, fumant comme une lave contre-nature. D’autres de nos hommes amèneront alors de petits robots cernés d’accordéons caoutchoutés qui se mettront ensemble à battre la pâte de leurs pieds d’acier à une cadence obsessionnelle, tout en avalant des litres d’essence dont ils recracheront les vapeurs délétères à ciel ouvert. Puis, sous l’effet d’un signal que personne n’aura pu déchiffrer, nous quitterons les lieux comme nous étions venus, dans un fracas de roues et d’acier puant, laissant de larges bandes béantes couvertes de pâte molle séchant aux vents du crépuscule zébrer les rues de larges cicatrices sous lesquelles nous aurons enterré des choses dont nous seuls connaissons les pouvoirs et les dangers. Nous ne nettoierons pas. Nous n’aurons parlé à personne, et nul ne pourra citer nos noms. Il faudra que chacun vive désormais dans la peur que nous puissions revenir.


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