mardi 9 juillet 2013

La prière de l’heure bénie de l’anis étoilé…

« … Sois pur, Soir pacifique et tendre,
Fraîcheur des champs brûlés, repos des membres lourds,
Oh, ne te hâte point, Soir béni, de descendre
Vers les grands pays d’ombre où doit finir ton cours !
Laisse-nous savourer ton délice éphémère,
Passant sacré, porteur de l’urne balsamaire
D’où s’épand sur le monde un miel immense et doux.
Nos fronts que le soleil a brunis de son hâle
Déjà penchent… Du moins, prolonge un peu sur nous
Le mystique frisson de l’heure occidentale.
Et nous t’adorerons, ô Soir, à deux genoux. »

Anatole Le Braz

Anatole est un être foisonnant ayant évolué aux frontières des mythes celtiques tout en assumant un patriotisme républicain aigu, paradoxe composant un personnage controversé dans une époque de mutations à la fois progressistes et morbides.
Né en 1860 dans les Côtes d’Armor, il est le pionnier de ce qui s’est réduit à un « mouvement régionaliste breton » tout en ayant ouvertement revendiqué une relation à la Bretagne qui n'exclura jamais une allégeance sincère à la France.
Elevé sous la menace/protection de la remarquable (mais impressionnante) statue de l’Ankou de l’église de Ploumilliau (Dieu-père de la mythologie celtique proche du dieu gaulois Sucellos ou du Dagda irlandais, détenteur du « mell benniget », le marteau béni - petit à petit remplacé dans l’imagerie collective par la faux - initialement en charge de la perpétuation du cycle de la vie (jour/nuit, naissance/mort) avant que sa fonction ne soit réduite à la seule Mort -. Les statues d’Ankou, en Bretagne, sont sujettes à beaucoup de rites : alors qu’on raconte qu’au soir de Noël, ceux qui auront frôlé, durant la messe de minuit, la cape ou l’arête d’un Ankou ne passeront pas l’année, on place aussi ces statues morbides par paire autour du cercueil des morts, qu’on veillera dès lors jusqu’à … ce qu’un enfant de chœur s’évanouisse), il en gardera une fascination pour le lien si spécifique unissant le monde celtique à l’idée de la mort, fascination qu’il concrétise à 30 ans dans un étonnant ouvrage intitulé « La Légende de la Mort chez les Bretons armoricains ».
La même année, il demande et obtient de l'administration l'autorisation de donner un cours de breton facultatif aux lycéens, le premier du genre en Bretagne.
Sept ans plus tard, en 1897, il hérite du titre de Chevalier de la Légion d’Honneur tandis qu’il prend parallèlement la présidence de l'Union Régionaliste, dont il dirige une délégation de 21 bretons jusqu’à l'Eisteddvod de Cardiff (sous sa forme moderne, festival gallois de littérature, musique et théâtre où des compétitions suivies de remises de prix ont lieu dans diverses disciplines, et principalement en poésie. A l’origine de la tradition bardique, l’eisteddfod est une assemblée religieuse validant collectivement thèmes, idiomes, symboles, rites et outils de la transmission culturelle galloise.): il y recevra une investiture de barde, sous le nom de Skreo ar Mor (La mouette).
Il ne participera cependant pas aux activités de la branche bretonne du Gorsedd, créée 3 mois plus tard. (« Fraternité des druides, bardes et ovates de Bretagne », créée puis placée sous l'autorité de la Gorsedd galloise : le premier Grand Druide breton dut prêter allégeance à l'archidruide de Galles, le Grand Hwfa Môn. La même autorisation de constitution a été donnée au Gorseth de Cornouailles britannique plus tard, en 1928.
Distinguons cependant ici le druidisme celte protohistorique d’avec ce néodruidisme contemporain créé au XVIIIe siècle, qui crée bien des polémiques. Si pour certains éminents spécialistes il n'y a pas de « filiation traditionnelle remontant aux druides de l'antiquité », certains bardes ont estimé le contraire, notamment le cinquième grand druide Gwenc'hlan Le Scouëzec. La transmission continue n'est au demeurant pas démontrée historiquement, ni étayée par des travaux scientifiques. Per Vari Kerloc'h, sixième et actuel Grand Druide sous le nom de Morgan, considère le problème d’une filiation traditionnelle remontant aux druides de l'antiquité comme un critère avant tout inspiré par des considérations de « théologie catholique »…)
En effet, il s’éloigne très rapidement de l'Union régionaliste bretonne, celle-ci lui apparaissant comme refuge aux réactions antirépublicaines. Il rompt ainsi avec le mouvement régionaliste, qu’il estime tombé sous une influence aristocratique et cléricale, sans pour autant renoncer à son amour de la Bretagne mais sans non plus jamais cesser de célébrer la pensée française et les grands écrivains français : cette dualité s’exprimera à travers sa nomination en qualité de professeur à la faculté des Lettres de Rennes, durant laquelle ses travaux porteront tous sur « la Bretagne, le romantisme et le théâtre celtique ».
En 1901 cependant, avant même qu’il ne soit nommé maître de conférence, il perd son père, sa belle-mère et ses quatre sœurs dans le naufrage d'un bateau dans l’un des plus beaux « abers » (estuaire) de Bretagne, celui de la rivière de Tréguier. Il se remarie, mais perd sa seconde femme en 1906 ; en nécessité « d’ailleurs », il obtient d'être chargé de mission d'enseignement en Suisse et aux États-Unis.
De retour en 1911, il vient participer à Rennes aux cérémonies pour l'inauguration du monument symbolisant l'union de la Bretagne à la France, placé sur la façade de l'hôtel de ville : s’il prononce alors, contre l’avis des autorités, une partie de son discours en breton, c’est à sa demande que le Ministère accepte la même année que les cours d'études celtiques donnés à l'université de Rennes puissent être sanctionnés par deux diplômes, le Certificat Supérieur d'Etudes Celtiques, et le Doctorat ès Lettres Celtiques.
Il est à nouveau expatrié aux USA pendant la guerre de 1914-1918, durant laquelle il a la douleur de perdre son seul fils au front, avant de devoir affronter le décès de sa troisième épouse en 1919.
De retour à Rennes très malade en 1920, il y prend sa retraite et se remarie en 4èmes noces en 1921 ; il meurt peu après, en 1926, d'une congestion cérébrale.

Pour couronner le mythe du « barde républicain », notons enfin qu’au-delà de rédiger des Odes à l’heure de l’apéro, Anatole n’est autre que l'arrière grand-père de… Tina Weymouth, bassiste du célèbre groupe américain Talking Heads.

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