lundi 25 novembre 2019

Souliers vernis, pieds sucrés.

         
Le petit Jonathan reste assis derrière son papa et tape du pied avec ses frères et sœurs à chaque fois que passe un disque dans le salon, ce qui arrive souvent. Jonathan il aime le kung-Fu, et de façon générale, taper sur tout ce qui lui tombe sous la main, de façon spectaculaire de préférence.
                Bien que ce qu’il préfère, quand passent les albums de Stevie Wonder, de Billy Cobham ou de James Brown, ce sont ces lignes de basse machiavéliques qui lui font tout chaud au dedans, et qu’il singe en se déhanchant comme un beau diable, tout transporté d’infra-ondes au point d’avoir du mal à se retenir d’envoyer au passage quelques terribles high-kicks imaginaires à de grands méchants blancs moustachus, son papa, lui, voit en lui un potentiel drummer de légende : ce petit, il va vite et précis comme un moine Shaolin, et le groove coule dans ses veines comme le whisky dans celles de Robert Mitchum.
                Comme Jonathan n’a pas non plus d’idée très arrêtée - basse et batterie le rendent pareillement fiévreux -, il écoute sagement son papa qui met toutes ces super-musiques dans le salon et se met donc derrière une série de fûts sans prendre la peine d’essayer d’apprendre à en jouer avec un professeur : ça lui vient tout seul ce truc-là, et il aime tellement ça qu’il y passe des journées entières. Il veut jouer aussi sauvage que Billy Cobham, aussi vite que Buddy Rich, aussi précis que Louis Bellson et aussi funky que Zigaboo Modeliste alors il travaille sans réfléchir, surtout son pied, celui du bout duquel il tapotait le plancher en rafale : il veut en faire une mitrailleuse à groove, comme s’il jouait des lignes de basse avec. Comme ça, en fait, il peut faire les deux sans avoir à choisir.
                Ca ne prend pas un an avant qu’il n’écume les bars du coin avec tout ce que la région compte de groupes chevronnés, sans parler des concours, dont il devient une vedette locale avec ce truc qu’il a inventé : frapper une cymbale positionnée dans son dos - puis finalement deux cymbales - exactement comme le ferait Bruce Lee, avec une méchanceté précise et fatale, les deux mains en même temps, comme ça, sans prévenir, tellement vite que t’as rien vu venir. Un kata de nunchaku plus vrai que nature, mais version funky. Ca devient sa signature, on vient le voir de loin pour ça. Pour ça, et pour cette grosse-caisse complètement folle qui aligne des soixante-quatrièmes notes comme si c’était naturel pour un pied humain de titiller une pédale à cette vitesse d’ordinateur cocaïné...le tout en mocassins vernis, classe New Orleans oblige.
                Dans la foule, un soir, il y a James, le directeur musical de ces cinq frangins aux coupes afros du tonnerre qui cassent la baraque sur les ondes et font danser la planète entière à coups de hits funky imparables : comme il trouve le tout jeune Jonathan sensass avec son mawashi de cymbale en arrière et son kick-drum fulgurant, il le fait auditionner et bim, Jonathan, il en revient pas, il est embauché en tant que batteur dans ce groupe supra-cool qu’on écoutait en boucle dans le salon familial, sans avoir jamais pris le moindre cours de batterie - oui mais les chansons, elles, il les connaît déjà toutes sur le bout de la bottine vernie.
                Il part donc sur la route avec les cinq frangins, et pendant cette incroyable année qui relie 1979 à 1980, il se lie d’amitié avec le plus jeune, Michael, qui a la danse dans le sang comme lui a le drumming : ensemble, ils élaborent des gimmicks pour la scène, Jonathan plaçant ses spectaculaires coups de cymbale imprévisibles pile-poil sur les pas lockés de Michael, tandis que son pied à soulier vernis, derrière sa grosse caisse, syncope comme un jumeau le pied à soulier vernis de son pote qui fait crier les filles sur le devant de la scène. Jonathan et Michael, mec, ça colle grave. Hors de question que les cinq frangins se passent de « sugarfoot », leur nouveau batteur. Même si cette ancienne danseuse blonde pas farouche, remplie de quolifichets et de croix qui s’entrechoquent sur son soutif apparent,qui vient de faire un hit interplanétaire avec ses cheveux crêpés et ses Ray-Ban coquines, l’embauche pour sa propre tournée, le « Virgin Tour » : il revient avec les frangins, d’autant que Michael, entre temps, a sorti un album solo funkadelistic au possible, et qu’ils en jouent beaucoup de morceaux sur scène, de plus en plus, même. Michael, c’est devenu la star des frangins, au point que de plus en plus de gens viennent le voir lui, et plus vraiment les autres.
                C’est même le célèbre Don, avec son aura sulfureuse, sa dégaine de Pimp et ses millions douteux, qui organise les tournées de Michael, maintenant. Faut dire que Michael, il vient d’enchaîner avec un autre album solo comosé avec son super pote Quincy, qui s’est fixé comme objectif de faire un disque « every song is a killer », qui décolle tout sur son passage. Michael, il fait des tournées tout seul, maintenant. Avec Jonathan. Avec un certain Eddie aussi, ce guitariste blanc phénoménal qui joue de la six cordes au moins aussi vite que lui de la grosse caisse. En bref, tout le monde le veut, maintenant, Jonathan.
                Il y a Elton le dingue, qui joue du piano en boa orange, qu’il ne va plus quitter ; il y a George, le super beau gosse, qui vient de troquer ses shorts fluos contre une barbe de trois jours soigneusement travaillée, un perfecto et une Gretsch, et qui s’enthousiasme pour ce son imparable qu’il vient coller sur ses chansons ; Janet aussi, la sœur de Michael, qui marche fort et qui veut le même niveau de groove que son frère ; et il y a Louise bien sûr, sa copine blonde délurée, qui est devenue une méga-star : elle ne jure plus que par « sugarfoot ». Faut dire qu’il s’est fait fabriquer cette batterie terrible, dorée, pailletée, avec des fûts partout et ses fameuses cymbales dans le dos, et que Louise, qui joue à fond la provocation, ça lui va à merveille, ce Jonathan teigneux comme un boxeur, précis comme une machine et groovy comme une paire de lunettes en forme d’étoile.  Il enregistre même tous ses disques désormais, à la Ciccone.
                Même le petit dandy génial qui sent la lavande, qui ne peut décemment pas piquer Jonathan à Michael parce qu’ils sont, tous les deux, un peu les meilleurs ennemis du monde et puis qu’en plus, il a déjà Sheila, lui, à la batterie - ce qui n’est pas rien - vient quand même lui dire des trucs cool et drôle à la fin des concerts du genre « That was bad, you’re bad » ce qui, dans sa bouche, vaut son pesant de fleurs de lotus mauves.
                Mais Jonathan « sugarfoot », définitivement, viscéralement, instinctivement, son artiste, c’est Michael. D’ailleurs, pour lui, c’est juste « foot ». Le pied.
                C’est Jonathan qui s’apercevra que les cheveux de Michael crament pendant ce tournage du spot de pub Pepsi, et qui sautera comme un diable de derrière ses fûts pour lui porter secours ; il sera de toutes ses tournées, même lorsqu’il est engagé avec d’autres. Il appelle Katherine, la maman de Michael, « sa deuxième maman ». Ils font des concours de dessin dans le tour bus ; ils s’envoient des cartes d’anniversaires s’ils ne sont pas ensemble ; ils passent leur temps chez l’un chez l’autre, dès qu’ils le peuvent. C’est avec lui que Michael passera cette dernière longue nuit, la toute dernière, juste avant de mourir le lendemain.

                Jonathan « sugarfoot », c’est tout le groove de Michael : c’est une empreinte indélébile sur une liste de tubes longue comme le bras, une touche, un son et un phrasé uniques qui auront changé à tout jamais l’histoire de la pop à l’aide d’une technique instinctive, innée, puissante et racée, et d’un sens du rythme phénoménal magnifié d’une attitude inimitable. Le tout en souliers vernis. Classe New Orleans oblige.                           

                   

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