jeudi 5 mai 2022

Et la Lumière Tue...

Parmi les ravages concomitants à l’avalement numérique de notre planète, la liste d’effets pervers plaqués sur le monde de la musique s'allonge avec la même constante. Le mouvement digital reproduit sa loi dysfonctionnelle: ultra-démocratisation des techniques, matériaux, outils et savoirs partant de la même promesse de donner tout à tous en cassant les chaînes de l’élitisme social, moral et économique, et livrer des technologies de plus en plus sophistiquées, de plus en plus efficaces, de plus en plus compactes, de plus en plus puissantes, de plus en plus souples, à des usagers de plus en plus autodidactes, de plus en plus autonomes, de plus en plus perspicaces, de plus en plus affirmés, de plus en plus affranchis, et de plus en plus puissants. On assiste ensuite au paradoxe systémique faisant émerger de très forts sentiments d’unicité d’un mécanisme de généralisation: en résumé, le numérique livrant massivement tout à tous génère chez chacun l’absurde sensation de son unicité. 

Ce phénomène s’est déjà étendu conjointement à la production phonographique (marée d'albums home-studios) et vidéographique (marée de clips auto-tournés/automontés/autodiffusés) : voilà qu’il noie la musique vivante. Le spectacle lumineux est toujours resté l’indicateur de la puissance, de la notoriété et de la démesure d’un artiste en concert : bien après la disparition de ces ridicules murs d’amplis ayant un temps symbolisé le « bigger than life » sonore, le « light show » a continué d’imposer son marqueur de surenchère : des emblématiques créations circulaires des Pink Floyd en passant par les murs d’écrans géants de U2, les rampes néo-futuristes de Muse, les délires arc-en-ciel de Coldplay, les régressions candy-manga de Katy Perry ou les décors hollywoodiens de Lady Gaga, jusqu’à l’arrivée terriblement menaçante des hologrammes, le travail sur la rétine n’a cessé de relever des défis technologiques au point de prendre désormais presque plus de place, dans les concerts, que le spectacle de la musique jouée et performée en direct elle-même. Cela constitue une nouvelle étrange invraisemblance à relier, je suppose, à l'appauvrissement des compositions. C'est une hypothèse.

Lorsque cette manne d’effets, de moyens, de technologies et d’outils habituellement réservée à ces mastodontes est rendue disponible au tout-venant, un premier effet positif se crée : on se retrouve estomaqué par un mouvement inattendu de projecteurs automatiques venant magnifier un banal effet de manche exécuté par un obscur groupe de ferrailleurs d’arrière-cour sur une honorable scène de province ou de banlieue, au point qu’on en oublie provisoirement la médiocrité de la prestation ; car oui, un effet numérique soigneusement calibré fait aisément passer, le temps de quelques secondes, n’importe quel canard sauvage pour un enfant du bon dieu. Jusque là, rien de foncièrement critiquable : si les giga-vedettes numériques des années 2000 ont l’heur de ripoliner (et bim, exercice de novlangue relevé avec succès) leur médiocrité créative à grands renforts de superlasers euphorisants, pourquoi les maudits des « circuits courts et locaux » n’auraient-ils pas le droit, eux-aussi, d’orner leurs insipidités de faisceaux magnifiants ? Voilà l'essence même de la promesse digitale: donner tout à tous. Gommer les inégalités, démocratiser les savoirs et les technologies. 

Le hic, c’est que donner accès au volant d’une F1 Ferrari ou Redbull à un pilote de Clio ayant avalé quelques heures de tuto Youtube ne fera pas de lui un pilote. J’entends, avant qu’ils ne soient tous devenus des « tech’ light » (des techniciens donc), les hommes et femmes de l’art en charge d’illuminer les spectacles s’appelaient des éclairagistes. Ils étudiaient la colorimétrie, les spectres de lumière et leurs interactions, travaillaient sur l’harmonisation des teintes, connaissaient des dizaines de tons, découpaient des feuilles de gélatine en fonction de nuanciers longuement étudiés, et perçaient leurs propres gobos dans des plaques d’acier : mi-circassiens mi-funambules, ils montaient en haut de ponts brinquebalants ajuster des découpes et des ACL à bout de bras, redescendaient apprécier l’ouverture de leurs focales, la chute de leurs douches, le tranchant de leurs latéraux, l’ombre de leurs contres, la brillance de leurs faces, manipulaient lentement des gradateurs, et donnaient enfin naissance à un Plan de Feu mûrement réfléchi. Parmi eux, on distinguait très rapidement les magiciens, les sensibles, les touchés par la grâce ou par le feu, et les autres. On s’arrachait les meilleurs. On fondait d’émotion à leurs changements de tableaux, et les artistes, soigneusement ourlés d’ambres ou entièrement dévorés de cyans, livraient devant nos yeux des concerts bon ou mauvais, gracieux ou lourdaux, mais vrais, et francs. Il y avait de la beauté, et de la grâce. Pas un éclairage ne ressemblait à un autre, pour le meilleur ou pour le pire : derrière chaque inclinaison de projecteur se cachait un être humain, derrière chaque couleur une sensibilité. 

Aujourd’hui, quand je vois ces techniciens penchés au-dessus de leur écran digital à tourner des molettes à la recherche de drivers d’effets, appuyer négligemment sur des touches alignées pour faire exécuter des rotations à 180° à des robots profilés, et hésiter entre deux teintes pré-calibrées en faisant tournoyer au sol des figures géométriques stupides pendant les balances, je commence à m’inquiéter ; enfin, quand le concert démarre et que j’assiste une fois de plus à ce dégueulis frénétique d’effets laser, à cette logorrhée de multifaisceaux désordonnés lacérant le cadre scénique du sol au plafond, à ces spirales rotatives éventrant ou compressant les espaces sans logique, et à cette grande bouillie indigeste et systématique d’effets de manche digitaux pré-annoncés, clinquants et déboussolés ayant envahi les salles de spectacles de leurs crachats grossiers, sur-joués, prétentieux et dépourvus d’hésitations, je plains sincèrement tous les artistes débutants inondés de ces affreux déluges, et me sens moi-même prisonnier d’un égo-trip stupide délivré par un opérateur fantôme remplaçable à l’envi, un « tech’light » formaté dans son affreux sentiment d’unicité créative, aveuglé par le pouvoir autocrate et nécrosé de sa super-machine. Et je rêve un instant à deux petits ponts de 120 brinquebalants abritant une douzaine de gamelles vissées à la mâchoire depuis une échelle, et à cette magie bricolée et un peu hasardeuse dont le résultat tombait sur les musiciens comme une sentence merveilleuse et figée, leur laissant toute la chance dont ils avaient besoin, tout l’espace dont ils avaient à prendre possession, toute cette scène qu’ils foulaient de leurs pieds et de leurs câbles, libres de livrer ce qu’ils étaient venus défendre sans qu’un peintre autoproclamé ne passe son temps à leur barbouiller frénétiquement la gueule et les fesses de toute la palette merdique de son logiciel japonais.  

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