dimanche 24 avril 2022

En anticipation, on a constamment six mois de retard

Et puis il y a ce jeune type de 35 qui prévoit la fin du capitalisme dans deux siècles tout en déplorant que la mode post-apocalyptique qui inonde nos fictions s’obstine à vouloir raconter un « après » sempiternellement tourné autour de survivants « après la fin du monde », alors qu’il n’y a déjà plus d’autre option que d’évoquer le « pendant » que nous traversons, ne serait-ce que pour montrer que tout ce qui était bien, va rester: le collectif, et la beauté des paysages.

Déjà canonisé au Panthéon du Neuvième Art, Mathieu Bablet considère en effet que cette omniprésence post-apocalyptique dans les  créations actuelles n’a plus de raison d’être, et qu’il est temps d’offrir des récits plus positifs, moins déprimants, tant il est difficile de dépasser ce qui se passe aujourd’hui dans notre propre présent. Il confesse même qu’en assistant à la fin de vie de ses grands-parents, il se dit que ça n’a aucun sens de vivre aussi longtemps et dans un tel état de décrépitude, d’isolement et d’abandon.

D’ailleurs selon lui, les auteurs d’anticipation qui pouvaient précédemment avoir dix, voire vingt ans d’avance sur le futur ont désormais constamment six mois de retard : il est grand temps de passer à une sorte de courant « post-post-apo » parce que l'apocalypse en question n’aura pas lieu, « en tout cas pas comme dans MadMax », vu que le mélange de dystopie et de science-fiction du cyberunk se conjugue actuellement au présent. Quand on parle d'intelligence artificielle ou de transhumanisme, tous les six mois, il y a eu une nouvelle découverte ou une nouvelle avancée technologique : pour ce jeune génie biberonné à Terminator, MadMax, Akira, 2001 et Solaris, il faut donc essayer désormais d'écrire le futur avec « toute la pertinence du présent ». Voilà en quoi la science-fiction est le genre le plus approprié, juge-t-il, pour pouvoir répondre à ses propres interrogations : issu d'une famille de scientifiques, comment ses sujets de prédilection ne seraient-ils pas intimement  liés aux sciences, lui qui aurait opté pour une carrière scientifique s’il n’avait pas été auteur de BD ?

Si Guillaume Renard (plus connu sous le pseudonyme de Run, auteur du phénomène BD « Mutafukaz » génialement adapté au cinéma avec Shōjirō Nishimi en 2018)...

...ne l’avait pas repéré, puis accompagné dès son premier album paru en 2011, déjà une « fiction post-apocalyptique en milieu urbain », déjà un chef-d’œuvre ?

Tout commence donc pour Mathieu Bablet avec « La Belle Mort », et ce pitch pour le coup franchement post-apocalyptique

 : « À quoi bon résister? Voilà ce que se répètent jour après jour Wayne, Jeremiah et Scham, uniques survivants de l'invasion dévastatrice d'insectes extraterrestres. La fin de l'humanité a eu lieu. 

Cherchant un but, une destinée justifiant leur futile présence dans un monde en ruine, ils ne se doutent pas qu'ils font partie d'un plan bien plus vaste, de quelque chose qui les dépasse complètement et qui implique un autre survivant ... »

Thomas Berthelon (Actua BD) signale immédiatement « une très belle texturisation et une dé-saturation générale apportant un cachet très prenant ». 

Mieux : personne, dans le monde de la bande dessinée, ne reste insensible à la précision de ses décors et à son sens du cadrage. 

 

 

Notre garçon enfonce donc logiquement le clou de ce premier essai magistral avec « Adrastée », diptyque  situé dans la Grèce des mythes mais toujours dans une ambiance qualifiée (déjà un peu à tort) de « post-apocalyptique » : Après avoir passé 1000 ans sur son trône de pierre à méditer sur sa condition d’immortel et avoir vu disparaître les siens au fil d’une vie qui n’a que trop duré, l’ancien roi d’Hyperborée part vers le Mont Olympe : il s’est enfin décidé à trouver les dieux pour les questionner sur son étrange nature.

Un premier changement opère : il y impose cette « patte contemplative » à la fois déroutante et si profondément émouvante qui va le hisser au rang des Grands. Les paysages, l’atmosphère, les décors, les harmonies de couleur : tout est absolument à tomber.

En 2016, c’est « Shangri-La ». Avec cet album, notre jeune gars signe à même pas 30 ans un roman graphique brutal sous forme de pamphlet contestataire anticonsumériste influencé par la fiction littéraire des années 1940, 1950 ou 1960, comme « 1984 », « Le Meilleur des Mondes » ou « Soleil Vert », qu’il inscrit dans le pur domaine de la science-fiction, et conçoit en pleine mobilisations contre la Loi Travail, et dans la polémique du recours au 49-3 .

« Ce qu'il reste de l'humanité vit à bord d'une station spatiale dirigée par une multinationale à laquelle est voué un véritable culte. Les hommes mettent en place un programme pour coloniser Shangri-la, la région la plus hospitalière de Titan, afin de réécrire la genèse à leur manière... »

C’est un best-seller aux 110.000 exemplaires vendus, désormais considéré comme un classique de la SF française.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a donc ce jeune type qui revient à l’expérience contemplative méditative de « Adrastée » après le succès phénoménal de « Shangri-La » avec l’idée « d’emprunter au sublime Blade Runner son rythme lent et mélancolique» : en résulte une aventure magistrale peu portée sur l’action, qui s’intéresse davantage aux sentiments et aux réflexions de ses deux androïdes philosophes. Des androïdes ?  «Je les ai conçus comme des créatures empathiques. Je me dissocie complètement des trois lois de la robotique d’Asimov qui voient dans les robots des machines à suppléer les humains.» L'ambitieuse œuvre de SF qui sauvera donc 2020 n’est pas une superproduction de Christopher Nolan, mais cette BD française intitulée « Carbone et Silicium » encensé par l’incontournable Alain Damasio lui-même, qui ira jusqu’à en signer la post-face d’un texte (forcément) remarquable.

Difficile de dire si « Carbone et Silicium » marque déjà l’aboutissement de la carrière de Mathieu Bablet commencée il y a dix ans : quoi qu’il en soit, cette fable magnifique sur les ravages du capitalisme et les illusions du transhumanisme impressionne quiconque s’y plongera par sa capacité à synthétiser les grands enjeux et les grands maux de la société contemporaine. Du point de vue de tous, c’est un coup de maître. Dans un immense voyage graphique coupant le souffle page après page, le long de scènes profondément troublantes où de nombreux paysages désolés frappent durablement notre imaginaire sur plus de 250 pages, ce one-shot au poids impressionnant transcende définitivement le récit post-apocalyptique sur un récit couvrant près de 300 ans, le temps d’explorer tous les recoins du monde ou presque, de la Californie à Hongkong en passant par l’Inde, la Russie, le Ghana et la Bolivie…

La narration ? Carbone et Silicium sont deux androïdes nés en 2046 dans le département recherche de la Tomorrow Foundation, dans la Silicon Valley. Dotés d’une l.A. forte, derniers modèles robotiques ayant pour but de protéger la population humaine, ils vont assister à l’évolution de notre planète après s’être évadés pour découvrir le monde : durant trois siècles ils se séparent, éprouvent chacun la réalité, et cherchent inlassablement leur place au gré des catastrophes climatiques et des bouleversements politiques. Mathieu Bablet y voit une sorte d’aboutissement de ses trois précédents albums : il y voit « un mix de Shangri-La pour le côté technologie et l'engagement politique, d'Adrastée pour le côté contemplatif, et de La Belle Mort pour le côté existentialiste et la quête de sens. "

Oui, il y a ce jeune gars de 35 ans qui vient de s’inscrire dans la lignée du maître de la narration Naoki Urasawa, dont on ne peut s’empêcher de penser au « 20th Century Boys » (impossible, du coup, de ne pas mettre le hit de T-Rex lui ayant inspiré ce titre)...

...à la lecture de ce monumental « Carbone & Silicium » à la fois pour sa maîtrise du suspense, son travail sur la temporalité, et l’usage de procédés créant cette si forte empathie envers les personnages. « Je voulais faire vivre une expérience visuelle et sensorielle au lecteur" : mission réussie, on sort ému de ce roman graphique avec la profonde impression d’avoir réellement vécu plusieurs vies, doublée de celle de connaître intimement les deux héros. Il y est question de notre vie, de notre réalité, de notre monde, de nos avenirs, d’horreur et de beauté, d’individualisme et de collectif, de partages et d’enfermements, on y retrouve en vrac l’héritage digéré et renversé des codes graphiques de Tron ou de Matrix, les perspectives impossibles d’Escher, les théories de David Goodhart (on pourrait qualifier Carbone de «somewhere» et Silicium d’«anywhere»), et de façon générique, l’absurdité de cette lecture du monde proposée par les actuels GAFAM.

Les GAFAM ? Une obsession de Mathieu Bablet. L’histoire ne débute-t-elle dans la Silicon Valley, là ou l’on essaie en ce moment-même de créer des intelligences artificielles de plus en plus perfectionnées, où l’on effectue des recherches sur les cellules souches et sur le vieillissement du corps ? Le logo de la Tomorrow Foundation ne s’inspire-t-il pas ouvertement de ceux de Twitter et Facebook ? On a compris ce que notre jeune gars pense de l'extension de la vie à tout prix, rappelez-vous de ce qu’il dit de ses propres grands-parents. On est donc confronté à des séquences-choc où les humains dépensent des fortunes pour vivre quelques années supplémentaires sans corps, réduits à une poignée d'organes vitaux. « Il fallait que ce soit choquant. Les GAFAM étudient l’injection de cellules souches ; supprimer la mort, c’est le point d’orgue de tout ce qu’ils entreprennent. Heureusement, ils devraient rapidement disparaître : le rêve transhumaniste va se heurter à la réalité d’aujourd’hui. On est passé à autre chose. On ne verra pas d’effet Minority Report, même si les Facebook et consorts essayent de construire le futur selon leur idéologie et leur image." Par contre, des individus repliés sur eux-mêmes perdus dans de grands ensembles faisant du tourisme à distance via des écrans, chaque communauté vivant séparée, et chacun au cœur de ces communautés vivant lui-même dans sa bulle numérique sans contact avec l'extérieur, lui semble plus plausible. "C’est le but ultime. Pour l’instant, les interfaces numériques tiennent dans notre poche et dans nos mains : à terme, le but est qu’elles soient en nous. C’est à la fois triste et beau."

Quant aux questionnements de Trans-identité portés actuellement par la jeunesse et la communauté LGBTQ, le fait que les deux personnages doivent régulièrement changer d’enveloppe corporelle oblige à réfléchir à la portée des déterminismes genrés ou sociaux : les régulières bascules de sexe de Carbone racontent donc aussi la souffrance de vivre dans un corps qui n’est pas le sien. "Des robots enfermés dans des corps choisis pour eux, et des corps qui ne sont que des enveloppes, ça permet de questionner la trans-identité. Carbone commence avec un corps extrêmement genré, qui a été choisi par un autre pour des raisons politiques et économiques. Puis elle passe d’un corps à un autre de manière extrêmement fluide, jusqu’à ce que le corps n’ait plus suffisamment d’importance, qu’il ne soit plus qu’un agglomérat de différents corps."


Omniprésente enfin, la dimension écologique tisse le récit sur sa longueur en projetant une évolution du monde basée sur la montée des eaux, les crises provoquant des flux migratoires en direction de l'Europe qui ne veut pas de cette arrivée de populations, l'augmentation de la température, celle de la pollution, et la fonte des glaces. Toutes ces questions qui imprègnent notre présent ne sont plus passées au tamis dystopique, mais poussées à leur paroxysme pour brosser un monde bien vivant, et montrer ce qui peut nous arriver sans pathos ni cynisme inutile, sans angélisme non plus, en confrontant d’autres beautés futures, à la fois terribles et sublimes, à celles dont nous déplorons actuellement la perte dans une angoisse impuissante. C’est en cela que Carbone & Silicium bouleverse autant : son monde de ruines (corporelles, spirituelles, morales, sociales, humaines et technologiques) continue d’offrir, à l’infini, de sidérantes visions d’aubes, de nuits et de crépuscules ne ressemblant plus davantage aux nôtres, mais à d’étranges promesses dont on ne sait vraiment si elles nous effrayent ou nous rassurent mais qui, incontestablement, nous fascinent.   

Oui, il y a ce jeune type de 35 évoquant ce « pendant » que nous vivons, ne serait-ce que pour montrer que tout ce qui était bien, va rester: le collectif, et la beauté des paysages. 


 

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