lundi 14 mai 2012

De retour à Vaterland

Ca fait parfois un bien fou de s’éloigner des écrivains américains. C’est comme revenir de vacances après une longue période, avec cette impression contradictoire de quelque chose d’inattendu au milieu d’une rivière de familiarités ; l’odeur des pièces vous accueille avec bizarrerie, à la fois connue et trahie, comme le volume des pièces, qui surprend ; l’atmosphère générale est un rien pesante, les meubles et les objets vous regardent de travers, chaque détail semble figé dans une sorte d’attente interminable qu’il va falloir chasser. Pour les livres c’est pareil.
Ca se fait sans préméditation, juste parce que l’on s’est retrouvé à passer devant la plus haute étagère de la petite bibliothèque tout en long qui occupe un angle de la chambre à coucher et que l’on a saisi sans réfléchir un livre de poche par la tranche, avec l’index. « L’heure de la sensation vraie », Peter Handke, voilà que je me retrouve à éternuer au-dessus de la petite illustration couleur rabougrie représentant Niels Arestrup dont je m’étais inspiré, étudiant, pour un sujet délicat d’Art Plastique sur le portrait.
Je me mets donc à tourner deux ou trois pages jaunies, non, carrément sépia, l’odeur caractéristique du vieux papier, pleine et épaisse, se met à exhaler prudemment autour de mes doigts et je commence à lire ainsi, debout au milieu de la pièce, juste après être tombé sur la dédicace de mon ami d’alors, de mon ami à la vie à la mort d’il y a vingt-cinq ans, calligraphiée de façon si alambiquée et tournée de façon si romanesque qu’elle m’en est aujourd’hui incompréhensible, volontairement rédigée à l’envers de l’intérieur de la page de couverture, au stylo plume, le papier pelure ayant absorbé les petites coulures de ses arabesques tortueuses. Peter Handke. Le style de cet ouvrage, sa prose, son rythme, reproduisent sur mon cerveau, sans coup férir, la même attraction qu’il y a un quart de siècle. Exit les dernières vapeurs de Paul Auster, évanouies les odeurs persistantes de Fante, en quelques phrases à peine la singularité du propos, la tension qui se met à sourdre de chaque mot, cette richesse de vocabulaire, cette rigueur grammaticale, tout respire l’Europe dans ce début de récit cintré dans son costume trois-pièces. Ca ne dure pas. Une trentaine de pages plus tard, cette élégance par trop cynique se fait savater par une grossièreté terriblement crasse, déboulant par surprise pour vous clouer au sol comme sous l’emprise d’une clé de judoka. Nous y voilà. D’une sidérante amoralité, d’un socialisme brutal, je pars pour cette déambulation morbide dans un Paris plein d’une délicatesse effrayante, fatale aux errances des poètes proseurs d’Outre-Atlantique dont je réalise alors m’être peut-être trop délecté : aussi sûrement qu’un costume repassé au col amidonné et aux manchettes lustrées peut faire la nique à une chemise de flanelle froissée au lever d’une chaise… jusqu’à ce qu’une trace d'excrément humain soit révélée par mégarde sous le pan d’un gilet à rayure, large, grasse et grimaçante. Pas de bouse ni de purin. De merde.
Ce qui saute au yeux, du coup, c’est que la provocation européenne, si elle se nourrit des mêmes répugnantes vicissitudes humanoïdes que sa cousine de l’ex-Nouveau Monde, se fait non pas en réaction ou en révolte à des rêves brisés ou à des promesses écornées, mais conspue d’un fiel soigneusement infect un Répertoire sacré constitué de legs millénaires. Ici, on ne jean-foutre pas dans une barbe de trois jours, une bière tiède peu alcoolisée roulant sous un fauteuil de velours râpé non, ici, on conspue : on forme un « O » délicat avec les lèvres au-dessus d’une petite moustache soigneusement entretenue, on enserre un gilet avec les deux mains serrées haut devant la poitrine, avant de bombarder avec une précision de maître un glaviot laiteux sur le faîte d’une épaulette d’uniforme décatie : je quitte séance tenante une Amérique empuantissant son organisme de l’intérieur, vomissant ses ulcères mal soignés au milieu de no man’s lands empoussiérés débarrassés de leur fantasme libertaire, et à l’issue d’un long voyage, retrouve les terres d’une Europe attelée à infecter de la plus immonde façon ses propres dogmes, par épandage, à partir d’un postulat intact à la propreté immaculée.
Quand Bukowski s’illustre avec des ivresses roturières à répétition dans des cercles mondains, Handke fait les unes en défendant Milosevic ; d’un côté, les héros de la prohibition ou de la chasse aux sorcières, les cowboys racistes et les camés des villes lumières. De l’autre, nos Marc-Edouard Nabe, Céline ou Dantec, théoriciens de l’abject dans leurs bottines cirées, singuliers salopards scintillants. Il serait dommage d’oublier que les européens partirent au carnage de 14 soit tout de rouge parés du côté français (de la casquette des officiers aux pantalons des trouffions) soit à cheval, casqués d’une pointe verticale pour les autrichiens…
Ce qui est finalement drôle, c’est que tous ces personnages de la Beat Génération, comme avant eux ceux de l’entre deux guerres, et comme après eux les yuppies mort-nés des mégapoles ont toujours vénéré les charmes apparents du Vieux continent : ils eurent tous tendance à considérer l’Europe comme vraie terre de liberté et de voyage, là où tout européen qui se respecte n’a inversement eu de cesse, depuis le XIXème siècle, de lorgner du côté de l’Ouest comme un enfant le placard à confitures.
Tout en lisant, je m’interroge soudainement sur ce que l’Allemagne a pu léguer à ma littérature. En vrac défilent dans mon cerveau des noms que je m’efforce d’associer à des souvenirs de récits et sans le moindre effort cette liste muette débute avec Erich Maria Remarque. « A l’ouest rien de nouveau » a brûlé mes mains pendant de longues heures éperdues, fascinant : pour la première fois, un « boche », un sale Fridolin me tirait des larmes de compassion, devenant le plus humain des hommes, le plus tragique, tout en tirant des balles et des obus sur mon grand-père, quelque part de l’autre côté d’un champ spectral. L’Allemagne a débuté sa révolution provocante dans mon cerveau avec Remarque, bousculant d’un grand coup de botte une première montagne de certitudes, éveillant mon esprit avide aussi efficacement qu’une ampoule nue allumée au plafond d’une chambre, sans sommation. Arrive immédiatement Kafka, qui éclabousse mes années New-Wave, en compagnie de Goethe. Puis Rilke, le merveilleux. Puis Thomas Mann et sa « Mort à Venise ». Me voilà soudainement à rire d’avoir failli oublier Tristan Tzara et son Cabaret Voltaire dada. Je passe en revue tous les philosophes allemands que je connais, Kant, Nietzsche, Hegel, Heidegger, Leibniz, Schopenhauer, bon sang quel vertige, que pourrait être la philosophie sans les allemands ? Je passe sur Freud aussi vite que possible, pour souffler en repensant au « Loup des steppes » de Hesse. Je me ré-entraîne à la prononciation si exotique du « S set », me rappelle ô combien cette langue a pu me séduire, si seulement elle n’avait pas été si ingrate, si dure, si exigeante, je me rappelle ses similitudes d’avec ce Latin si cher à mon père, je me rappelle aussi de ma grand-mère lorraine et de sa haine de cette langue dont elle se targua toujours, au contraire de ses voisins frontaliers Alsaciens haïs, de ne l’avoir jamais pratiquée, et je lui souris d’ici-bas. Sorry, Mado ; je lis Peter Handke et je vibre de tous les pores de ma peau, je lis l’histoire d’un boche abrité confortablement à Paris qui, pour un bête rêve crapuleux, renverse le monde et moi avec pour le regarder soigneusement par la lorgnette de son cul.



« Il vit tout comme pour la dernière fois. Pendant qu’il regardait encore Béatrice, il la perdait déjà. Il n’était plus à elle, il n’avait plus que le droit de faire comme si ; il le devait. Quelque chose en lui se froissa, puis tout s’effondra. Une cassure d’âme bien compliquée pensa-t-il, quelques éclats de sentiment avaient transpercé l’enveloppe et lui s’était pétrifié pour toujours. Quand on parle du corps, on ne peut tout de même pas parler d’une vilaine douleur ? Les vilaines blessures, c’était pour le corps et les vilaines souffrances, c’était pour l’âme. Et les blessures du corps étaient parfois jolies, des blessures dont il était vraiment dommage qu’elles se cicatrisent – pour l’âme, il n’existait que cette seule, la vilaine douleur. – « Je crois que j’ai trop mangé », dit-il à Béatrice qui le regardait de temps à autre, concernée, mais sans être touchée. Des boules de pollen passaient devant la fenêtre. Miséricorde ! Keuschnig eut une sensation comme si la merde en lui s’était mise de travers. Il allait, tout de suite, péter très fort, en plein milieu de la pièce.

Béatrice, un instant, détourna les yeux mais se remit aussitôt à le regarder. Pour me venir en aide, pensa-t-il, empli de rage, et il l’aurait bien frappée en plein visage ; son avant-bras sur la table se tendait déjà. Il le ramena sans que cela se remarque et elle souffla dans le taille-crayon pour en faire sortir les restes de sciure. Surtout pas de traitement particulier ! En cachette, il vérifia si la position de ses jambes sous la table était bien celle de toujours. Une jambe étendue, l’autre repliée – c’était bien ça ! Keuschnig craignait, avant tout, maintenant, que quelqu’un puisse être compréhensif ou puisse même le comprendre vraiment. Si quelqu’un qui savait lui disait : « Des jours comme ça, moi aussi, je connais ça », cela ne ferait que le dégoûter ; mais si quelqu’un le comprenait en silence, cela lui ferait honte."

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