jeudi 14 décembre 2017

Dans les dents

Pendant de nombreuses années, la Science-fiction a été considérée comme un sous-genre littéraire vaguement rigolard destiné aux ados attardés et aux rêveurs boutonneux autrefois appelés « binoclards » avant que l’épithète « nerd » ne finisse par leur octroyer un caractère « loser mais sympa ». Mais toujours loser, attention. Aujourd’hui encore, même si le cinéma lui a fait gagner quelques lettres de noblesse (surtout eu égard aux recettes générées) à grands coups de Space Operas, de Disaster movies, d’Heroic Fantasy et d’adaptations Marvel, en littérature, on ne considère toujours pas d’un même niveau littéraire un roman de science-fiction et un roman « classique » : pour caricaturer, à quelques rares exceptions près - parmi lesquelles Jules Verne le précurseur, René Barjavel le poète ou Pierre Boule l’érudit - un Damasio ne vaudra jamais un Houellebecq, ni un Dantec un George Perec. Quelques écrivains-phare d’anticipation ou de science-fiction sont certes respectés, adulés même parfois, mais toujours marqués du sceau, aux yeux des « puristes », de leur double penchant pour à la fois une philosophie jugée de bas-étage et teintée de mauvais mysticisme, et des postulats scientifiques saugrenus et catastrophistes.
C’est très mal connaître le genre, mais ce n’est pas le but de ce post.
Le but de ce post, c’est de parler de Philip.

La mère de Philip est employée dans le service censurant les textes officiels des porte-parole du gouvernement : cela explique probablement une part de l’extrême véracité de ses descriptions des rouages administratifs.
La sœur jumelle de Philip meurt peu après sa naissance faute de lait maternel et de conseils médicaux adéquats, son père disparaît du domicile conjugal lorsqu’il a 4 ans : cela explique probablement une part de son ressentiment, de sa frustration, de sa sensation de manque, et de son obsession pour les questions portant sur la notion de dualité.
Philip est un peu angoissé, voire un poil schizophrène, et imagine beaucoup trop de choses dans sa tête : cela explique probablement son excitation à la découverte des « pulps », ces premiers magazines de Science Fiction américains, et sa passion pour l’ambiance des romans fantastiques de Poe et de Lovecraft comme son goût dévorant pour la musique, Classique tout d’abord - Philip est un érudit de l’oreille -, puis pop par la suite. Philip sera en effet programmateur radio, puis disquaire, le tout un peu hippie et communiste sur les bords.
Philip se marie avec Jeanette puis divorce dans la foulée –il s’est trompé -, puis se remarie avec Kleo, avec qui ça va beaucoup mieux : cela explique probablement que Philip laisse tomber les vinyles pour devenir écrivain, parce qu’elle le pousse, Kleo. Elle y croit.
Philip pond alors une sacrée volée de super chouettes Nouvelles dans l’indifférence générale : cela explique probablement qu’il bascule pour le roman, en espérant gagner un peu plus de monnaie parce que là, c’est pas Byzance. Philip écrit donc « Loterie Solaire » en 1955, le premier d’une hallucinante série de dystopies de qualité inégalée : féroce et politique, c’est direct vachement bien pour un premier bouquin mais à ce moment-là, tout le monde s’en tamponne allègrement le coquillard, du bouquin super chouette de Philip. Pour l’heure, la SF, ça commence déjà à être ringard (la mode « pulp » est finie), et sa vision parallèle du futur est beaucoup trop dark pour l’Amérique des 60’s : cela explique probablement que Philip, qui était déjà un peu agité dans sa tête, part carrément en sucette et vire parano.
Philip s’enfile aussi pas mal d’amphètes pour écrire la nuit et arrêter de flipper le jour, ce qui n’arrange pas du tout son problème : cela explique probablement pourquoi il divorce de Kleo.
Philip, après en avoir bavé, se met à fricotter avec Anne, fraîchement veuve : ils broient un peu du noir ensemble, s’épousent, font une petite fille, et avec les encouragements d’Anne – qui ne voit rien venir -, Philip accepte de tenter le roman « qui fasse de lui un auteur célèbre et reconnu » et pond « Le Maître du Haut Château », un subtil mélange d’uchronie et de grande saga historique.
Malgré un beau succès aux USA, Philip, qui s’est involontairement rallié quelques amateurs de Dickens, réalise qu’il ne veut pas devenir du tout ce genre d’écrivain-là, ce qui explique probablement que Philip recommence à péter un boulard grave, et qu’Anne le quitte.
A partir de là, Philip ne va plus cesser de s’enfiler des poignées de médocs et tiens, puisqu’on y est, un peu (beaucoup) de came, aussi : mais plus jamais, il n’écrira ni ne publiera de son vivant autre chose que des uchronies, des dystopies et des romans de Science-fiction qui feront de lui le plus grand, le plus immense, le plus luminaire et le plus ombrageux des auteurs de Science-ficton de l’histoire de la littérature : Philip K. Dick. La liste de ses chef-d’œuvre est longue comme le bras, que le cinéma pillera aussi avidement – avec plus ou moins de succès – que les DJ’s les vinyles de la Motown.

Où voulais-je en venir avec ce résumé lapidaire de la vie très chaotique du très désargenté Philip K. Dick – à laquelle on pourrait rajouter une autre aventure conjugale avortée avec Nancy, de gros problèmes avec le fisc, une maison transformée en salle de shoot communautariste, des internements en asile et des cures de désintox au Canada, une autre aventure conjugale avortée avec Tessa, une grande histoire d’amour – réussie, celle-là, avec la France -, l’écriture des 8000 pages de L'Exégèse, l’affolant recueil de ses « révélations », et pour finir, sa mort cynique juste avant la sortie du « Blade Runner » de Ridley Scott qui lui assurera post-mortem le statut de Super Star de la littérature SF dont il avait rêvé toute sa vie durant - ?
A « The Man Whose Teeth Were All Exactly Alike ».
Je trouve cet ouvrage - grand format à la couverture intrigante - sur l’étal d’un bouquiniste haut-alpin une fin d’après-midi d’août : moi qui me considérais comme une sorte d’érudit de Philip K. Dick, je bute inexorablement sur ce titre traduit en français, « L’homme dont les dents étaient toutes exactement semblables », qui ne me dit strictement rien, et pour cause : paru très anonymement en France chez Terrain Vague / Losfeld en 1989, il fait partie de 8 romans de K. Dick n’appartenant pas au genre SF ayant été refusés par ses éditeurs, et sortis à titre posthume.
Ecrit en 1960, celui-ci lui fut plus exactement commandé par l’éditeur new-yorkais Harcourt-Brace & co. (juste avant la parution de  « Le Maître du Haut-Château »), qui renoncera finalement à le publier (c'est ce qui s'appelle avoir de la classe, et du goût, aussi.)

Philip K. Dick  est devenu le premier et unique auteur de science-fiction publié au sein de la prestigieuse collection classique de la Library of America, équivalent américain de La Pléiade.
Mais quiconque lira « L’homme dont les dents étaient toutes exactement semblables » ne pourra que savourer avec d'autant plus de jouissance ces mots de Philip lui-même, retombé sur son propre ouvrage en 1984 : « Dans le lot, j’ai découvert un petit bijou : mon dernier roman « non-SF », « L’homme dont les dents étaient toutes exactement semblables » : c’est un livre écrit sans effets inutiles, empreint d’une certaine tendresse et pourtant drôle par moments… Ce se lit comme un mélange de Nathaniel West et de F.S Fitzgerald ».

Qu’on ne vienne plus jamais me dire que Philip K. Dick est un génial écrivain de Science-fiction.

Philip K. Dick par le non-moins immense Robert Crumb
NDRL : En soi, c’était terrifiant : je considérais déjà Philip K. Dick comme une sorte de Dieu (du Centaure), comment allais-je digérer cet excédent de dévotion ?


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