vendredi 29 décembre 2017

Monsieur Pif

Le 1er décembre 1901, « l’Emancipatrice », une coopérative autogérée, décide d’offrir à Aristide et Célestine « Jean-Pierre », le premier journal illustré pour enfants d’inspiration socialiste : allez, ciao les curés et leur mainmise sur les parutions jeunesse, place aux contes, aux jeux, et à ce qu’on finira par appeler « bande dessinée ». Dedans c’est drôlement rigolo, même si des « reportages » tentent un peu d’influencer la sensibilité politique d’Aristide et Célestine : antiracisme, antimilitarisme, valorisation du travail manuel… Mais bon, faute d’abonnés, le trop précurseur « Jean-Pierre » s’arrête en 1904. Aristide et Célestine se re-cognent le bon goût catholique et retrouvent les gentilles illustrations crayonnées pastel qui plaisent tant à maman, soulignées de leurs légendes espiègles qui plaisent tant à papa…
La bataille politique du magazine jeunesse est pourtant lancée.

7 ans plus tard, la Ligue Ouvrière, des potes de la CGT, lance « Les Petits Bonshommes », la version kids de « La Vie Ouvrière ». Attention, en couverture, on prévient : « Les Petits Bonshommes », c’est pour « Préparer une génération d'êtres humains au cerveau libre et au cœur droit […] qui n'auront pas de peine à débarrasser le monde des vilains bonshommes qui depuis plusieurs siècles ont tenu leurs pères en esclavage. » Ouch. Pour le petit frère et la petite sœur de Célestine, le petit Joseph et la petite Denise, c’est un peu raide. Heureusement, les bandes dessinées sont chouettes mais ça ne suffit pas : faute de lectorat, « Les Petits Bonshommes » meurt en 1914.
La Grande Guerre relègue la bataille de la Bande Dessinée aux oubliettes : des choses plus sérieuses sont au goût du jour, Tonton Jacquot doit aller se faire arracher un bras ou une jambe dans une grande rigole de gadoue.
Il faut attendre la fin de cette chouette récréation pour que des gars de la trempe d’Anatole France (Prix Nobel de littérature) et de Ferdinand Buisson (philosophe co-fondateur de la Ligue des Droits de l’Homme, futur Prix Nobel de la Paix) reprennent l’aventure « Les Petits Bonshommes » avec le Parti Communiste : appuyée par le Syndicat National des Instituteurs, la parution s’envole en mettant l’accent sur la qualité des textes là où les concurrents sont réputés « vulgaires ». Adieu l’Internationale, bonjour les instituteurs : honnêteté, solidarité, courage, goût de l'effort, un soupçon d’antiracisme et un poil de pacifisme, Joseph et Denise se sont peut-être débarrassés des curés et des cocos, mais tombent entre les pattes de l’Ecole. Encore raté.
Attention, voilà « Mon camarade ». Le titre, il pète pas mal. Joseph et Denise, ils voient pas trop le rapport avec les amis du bistrot de papa qui sont très fiers de le leur acheter « pour faire chier les papistes ». Bon, faut bien le dire, au début, « Mon camarade » c’est pas très folichon : en même temps, en 1933, l’ambiance est pas à la franche rigolade. Pas des masses de bandes-dessinées, beaucoup de politique à la papa parce le but, c’est de « dire la vérité aux enfants » : les instituteurs sont tous pourris, l’école est anti-prolo, les curés sont des fourbes manipulateurs, etc…  L’année d’après, heureusement, les amis du Parti se détendent un peu : dans « Mon camarade », y’a plus de bédés, et les histoires deviennent plus chouettes sauf que Tonton Jacquot, qui était revenu y’a pas si longtemps, ben faut déjà qu’il retourne s’amuser dans son tunnel de gadoue, même qu’il emmène avec lui son fils, le cousin Aristide, des fois qu’il arrive à perdre un bras lui aussi, ou un bout de mâchoire. Tous les adultes fichent le camp dans des trains qui font des nuages de vapeur en agitant des fusils et des calots, c’est drôlement chouette. En fait, ils reviennent diablement vite parce qu’ils ont pris une sacrée dérouillée, et que les boches, les mêmes avec lesquels ils s’étaient amusés la fois d’avant, ben, ils sont devenus vachement fort au pan-pan-pan, au point qu’on doit leur laisser la maison pour qu’ils s’installent dedans et qu’ils puissent aller au café dans leur uniforme gris-vert reluquer les fesses de Tatie Ernestine – qui sont drôlement jolies, faut dire-.
Pendant ce temps, dans « Mon camarade », y’a « Les Aventures de Pat'Soum » par exemple, un bonhomme rigolo à qui il arrive plein d’histoires, et puis « Jim Mystère », un super cowboy qui aime les indiens prolos (!) et les camarades socialistes mexicains avec leurs drôles de grands chapeaux (faut quand même pas déconner), ou les aventures dessinées de Gargantua et de Don Quichotte, voire même, des fois, des super histoires de robots et de soucoupes volantes. C’est devenu carrément chouette, « Mon camarade ».
Tellement chouette que les amis du Maréchal, qui viennent tout juste de toper avec les boches aux grandes bottes, se font un peu dans le froc à l’idée que leurs nouveaux amis tombent dessus à la terrasse du café : ça leur plairait pas des masses alors ils dissolvent « Mon camarade » illico-presto et brûlent tous les exemplaires. Joseph et Denise, ils se retrouvent Gros-Jean comme devant. Déjà que la guerre c’était pas super-folichon, voilà-t-il pas qu’on leur sucre leur magazine préféré, et merde.
En plus, les boches, déjà qu’ils arrêtent pas de reluquer les filles, ils veulent aller casser la gueule aux russes, et il se trouve que les Russes, c’est comme qui dirait les super-chefs du Parti : là, ça en est trop. Les français, ils éditent « Le Jeune Patriote », un petit trac pas très rigolo mais bon, comme y’a rien à lire, on est quand même content de tomber dessus, même si il faut faire super gaffe. Joseph et Denise, ils le lisent en cachette à Dominique et à Madeleine qui savent pas encore bien leur alphabet.
En septembre 44, à force de faire les malins, les boches ont fini par se faire sévèrement asticoter les sacoches, c’est bien fait pour leur gueule. « Le Jeune Patriote », il sort en magazine et il est super : dès le numéro 3, y’a des bandes dessinées ! Le problème, c’est qu’il y a plus de papier alors c’est dur d’en attraper un.
Du coup, les anciens de « Mon camarade » sont appelés à la rescousse pour fabriquer un truc vraiment chouette pour les 8-12 ans qui va s’appeler « Vaillant », juste pour faire suer les cathos qui viennent de sortir leur magazine cul-cul, « Cœurs Vaillants ». Dominique et Madeleine, ils sont surexcités : Dominique, il adore « Les Pionniers de l'Espérance », un truc vraiment super avec des fusées et des martiens : il faut dire que c’est le très sérieux Alexandre Ananoff, auteur de « L’Astronautique », qui a suggéré cette série (le même qui inspirera la super célèbre fusée lunaire du Tintin d’Hergé) qui raconte les super aventures d'une super équipe d'aventuriers qui défendent la Terre, la liberté, la fraternité et le progrès social et technologique contre de super méchants extraterrestres qui ressemblent un peu aux boches. Madeleine, elle, elle préfère « Placid et Muzo », c’est plus rigolo, et puis y’en a un peu marre des types qui se tapent sur la gueule à la fin, le chat et le chien qui font des bêtises, c’est plus rigolo.
Même Joseph et Denise, ils lisent « Vaillant » : y’a pas les super-héros américains qu’ils essaient de suivre grâce aux « pulps » ramenés par les GI’s, mais y’a quand-même « Yves le Loup »  ou « Ragnar le Viking » et tout un tas de bédés de jeunes dessinateurs aux noms rigolos, Goscinny, Tabary, Mandryka ou Gotlib… Petit à petit, on oublie un peu toutes ces histoires de boches et de canons, et maman recommence à rigoler. Pas papa, il est pas revenu de chez les boches qui l’avaient foutu dans une cage à poule sans lui donner assez à manger alors il est mort. A la place, y’a Monsieur Jean, qui vient prendre le thé avec maman : il est sympa, Monsieur Jean : il vient toujours avec un exemplaire de « Vaillant ». Le truc qui plait tout de suite à tout le monde, c’est le chien super rigolo qui déboule dans le numéro de Noël 1952 : « Pif le chien ». Il était déjà apparu dans l’Humanité ce Pif, mais bon, c’était pas pareil, « l’Humanité », c’est le journal des gars du bistrot qui continuent quand même à être en colère, à parler de bombes et de menteurs et d’oppresseurs et tout ça. Dans « Vaillant », Pif, c’est autre chose. Même les petits derniers, Gérard et Henriette, qui comprennent pas ce qu’il y a écrit dans les bulles, ils adorent.
Le problème, c’est que « Vaillant », c’est que des extraits ou des histoires courtes. Joseph, Denise, et même Madeleine et Dominique, ils préfèrent les histoires en entier, qu’on peut lire d’un coup. « Vaillant » se casse un peu la gueule, même si quasiment tout le monde a acheté les hors-séries « Pif Poche ». Du coup, le Parti, qui est toujours aux commandes du magazine, appelle Pierre Bellefroid pour tenter de redresser la barre. Pierre, il fait pas dans la dentelle avec le Parti : il vire tous les militants qui font suer avec leurs trucs politicards mais qui comprennent rien à la bédé, et nomme Georges Rieu comme rédac’ chef. Et Georges, lui, il a bien compris que Pif, c’était super, au point que « Vaillant », il  l’appelle carrément "Vaillant, le journal de Pif" et que les histoires de Pif, et ben, elles sont en entier ! Et puis y’a un autre truc vachement chouette qu’il y a pas dans les autres magazines : quand on achète « Vaillant, le journal de Pif », on a un porte-clés avec ! A chaque numéro ! On peut faire la Collec’, se les échanger, bref, c’est sensass’.
Le hic, c’est que dès que l’opération « porte-clés » s’arrête, Henriette et Gérard, ils veulent plus l’acheter : sans le porte-clés, c’est moins amusant. Et puis finalement, Dominique et Madeleine ne lisent plus vraiment de bédés, et dans le collège d’Henriette et de Gérard, y’a plein de gars et de filles très en colère et qui veulent tout casser et « faire la Révolution ». Le problème c’est qu’ils sont très nombreux et qu’ils finissent vraiment par tout casser et faire la révolution, c’est rigolo, y’a plus d’essence pour les voitures et plus personne va travailler, sauf que « Vaillant, le journal de Pif », ben, du coup, ça s’arrête, vu que les ouvriers qui l’impriment et les buralistes qui le vendent sont tous en grêve. Tonton Jacquot, il dit qu’il faudrait une bonne guerre pour apprendre la vie à tous ces hippies et leurs idées à la con, et qu’avec un seul bras et les cheveux courts ils jetteraient moins de pavés sur la police, pour sûr.

Quand les choses se calment un peu, en 1969, « Vaillant, le journal de Pif » n’existe plus mais à la place, carrément, y’a « Pif Gadget ». Et là, tenez-vous bien, et ben dans chaque numéro, y’a un gadget vendu avec ! Et les gadgets, ils sont sensass’, ils ont tous des noms à la Pif : les Pifises, des petits crabes rigolos qui puent, ou les Pifitos, des petits pois qui sautent en l’air quand ils poussent ! Et puis y’a plein d’histoires super de Pif le Chien, toutes en entier, même qu’il y a tout le temps Hercule qui est super chouette lui aussi. Et puis il arrive aussi « Les Rigolus », et « Gai-Luron », qui est très rigolo. Mais ce qui est vraiment chouette, y’a pas à dire, c’est le gadget.
Christian, le fils aîné d’Henriette et de Gérard, il raterait Pif Gadget pour rien au monde. D’ailleurs, sur la couverture, maintenant, y’a même plus pif : y’a direct la pub du gadget, comme ça on sait tout de suite de quoi il retourne.
Pif Gadget, définitivement, c’est pas comme les autres chouettes magazine comme Pilote, Tintin, Spirou ou leJournal de Mickey : c’est mieux. Y’a quatre-vingts pages d'histoires drôles et d'aventure chaque semaine ! Dedans, y’en a pour les 3 fils d’Henriette et de Gérard : pour Thierry, le petit dernier, y’a Pif, Placid et Muzo et Pifou ; pour Bruno, y’a Gai-Luron ou Horace, cheval de l'Ouest. Et pour tous les trois, avec Christian qui explique les histoires qui font un peu peur, un tas de héros sensass’ : Docteur Justice, Corto Maltese, Rahan le fils des âges farouches (le préféré des trois, même papa l’adore), mais aussi Teddy Ted le cow-boy aux yeux clairs, Loup Noir,  Ragnar le Viking, Jacques Flash l'homme invisible, Robin des Bois… C’est dingue !
Dans Pif Gadget numéro 84, « La boîte à faire disparaître » est scellée dans un emballage plastique rigide : un « blister », ça s’appelle. A partir de là, tous les gadgets seront emballés comme ça.
En septembre 1977, Thierry a alors 6 ans et pour toute la famille, c’est le drame : le numéro 443 titre : « La mort de Rahan ». Il se vendra à un million d'exemplaires. Bon, en fait, c’était une sorte de gag de mauvais goût : Rahan, en fait, il était pas mort, juste drogué par une tribu de junkies : dès le numéro suivant, il se réveille. Mais merde, on a tous eu une de ces trouille !

Aujourd’hui, le petit Thierry, l’humble rédacteur de ce Blog, a 46 ans. Il vient d’évoquer avec son ami Alexandre, lors d’un déjeuner tardif et arrosé, l’époque bénie où la célèbre « Main de Pif » ornait le hayon du break familial : la première version de cet autocollant avait fait partie du Pif Gadget n°432 à la veille des départs en vacances de 1977.
Ce fut le premier autocollant d'une série régulièrement mise au goût du jour d'une nouvelle opération annuelle servie par une noble cause coïncidant avec les grandes vacances, avec pour consigne de le coller à l'arrière de la voiture de ses parents. On pouvait ainsi être tiré au sort sur la route car un Monsieur Pif itinérant se promenait « partout en France » et arrêtait au hasard de ses pérégrinations les voitures estampillées du fameux autocollant, et inondait de cadeaux les enfants à bord.
Que d’heures passées à guetter Monsieur Pif, à crier d’excitation lors du dépassement d’une autre voiture ornée de la Main Jaune, avec laquelle on se sentait soudainement lié par un mélange doux-amer de reconnaissance mutuelle et de haute concurrence. Que d’espoirs et de rêves… jamais assouvis. Nous ne croisâmes jamais Monsieur Pif.
Aujourd’hui, dans ma boîte aux lettres, je reçois d’Alexandre une enveloppe cartonnée au fond de laquelle, soigneusement conservée, est enveloppée dans un film alimentaire une main jaune à quatre doigts ornée de son chien marron. « Souriez Pif ». Le modèle 1978, parfaitement intact, même pas décollé de son support. « Année mondiale de l’animal », avec, au dos, le bulletin pour signer la Déclaration Universelle des Droits de l’Animal.
J’ai attendu 40 ans. Ca valait la peine parce qu’il existait bien, Monsieur Pif. Il s’appelle Alexandre Maillard. Une larme proustienne au coin de l’œil, j’ai une pensée, en plein cœur de ces vacances d’hiver, pour tous ces gosses le nez collé au carreau d’un monospace filant sur une autoroute s’ennuyant à mourir sur la banquette arrière, une légère nausée au bord des lèvres. Il n’y a plus de Main Pif sur le hayon des voiture familiales.
Le dernier « Super Pif » est sorti en novembre ; le gadget est un jeu vidéo. Tu peux aussi télécharger le magazine sur ton smartphone ou sur ta tablette. Qu’est-ce qu’on s’emmerde sur la route, avec une Nintendo…


Alexandre Maillard, dit "Monsieur Pif"...
... et sa Main de Pif 1978.


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