mardi 26 décembre 2017

Poquelin-terminable

- Demain on va au théâtre. Nous allons voir « Les Précieuses Ridicules ».
- Ah bon ?
- Oui. On avait déjà vu « Les Femmes Savantes » le mois dernier, on s’est régalés. Donc là, on profite !
- Diable…
- Quoi ?
- Bah c’est juste que moi, je me suis toujours emmerdé, au théâtre. Un peu comme à l’Opéra.
- Ha non, moi, j’adore ! Et l’Opéra aussi !
- Bon sang l’Opéra, à quelques rares exceptions près, je me demande comment on peut trouver du plaisir à subir ça pendant plus de deux heures : c’est d’un chiant !
- Ah mais non ! Vous ne pouvez pas dire ça ! C’est magnifique, au contraire : la grande musique jouée en direct, c’est impressionnant ! Et ces voix !...
- Ca je suis d’accord : c’est juste qu’au bout de vingt minutes, j’en peux plus. En fait c’est le côté « récit », je trouve ça épouvantable : ça me fait définitivement penser à une forme ancestrale de ces comédies musicales immondes dont ils inondent le marché à peu près tous les ans : aussi ridicule, mais version bourgeois.
- Mais enfin vous ne pouvez pas comparer ! L’Opéra, c’est la tragédie grecque, c’est l’épopée, c’est de l’Art ! On ne peut pas comparer Dove Attia à Tannhauser !

- Bah, lorsqu’on tombe sur des retransmissions tard dans la nuit et qu’ils sous-titrent la partition, je m’excuse, mais le texte est tout aussi stupide : même si je comprends que c’est à remettre dans un contexte, essayer de nous faire gober que la mise en musique sublime ce genre de dialogues, c’est faire passer des vessies pour des lanternes !…  
- Mais c’est le principe ! Tout est amplifié, dans l’Opéra : les sentiments, les orchestrations, les émotions, les personnages, l’histoire !
- Amplifié ? Ha ça oui, faut voir à quel point ! Même lorsque la partition est chantée en français, ils sont obligés de sous-titrer tellement c’est inintelligible ! Et je pense pas que c’est pour un karaoké, hein ! C’est juste que malgré ce que tout le monde essaie de faire croire, à l’Opéra, personne ne pige rien à ce qu’ils racontent ! Je crois même que le comble de la vantardise, c’est de connaître le texte et d’en vanter la poésie ! Ha, les donneurs de leçons de l’Opéra !
- Mais enfin, les grands sentiments ne peuvent pas être toujours chantés comme du Julien Clerc ! Même si j’adore Julien Clerc, pour tout dire. Ce n’est peut-être pas le meilleur exemple
Quand même… « Tous ces biens que le ciel t’a livrés en partage, faut-il les enfouir dans l’ombre d’un ménage ? » :
on dirait Les Dix Commandements !
- C’est du Julien Clerc ?…
- Non. C’est Offenbach. Les contes d’Hoffmann. Vous voyez… Quant à Julien Clerc…
- Bref, vous êtes de mauvaise foi : prendre deux phrases d’un livret et les isoler, évidemment… Exagérer, dans l’Opéra, c’est le but : faire appel à de grandes choses, des choses qui transcendent la condition humaine !
- Je sais pas. On pourra toujours prendre deux vers d’Eluard et les isoler, ça restera beau je pense… L’Opéra, c’est un peu le syndrome inversé du théâtre. Au théâtre, le jeu est souvent d’un ennui mortel alors que le texte, lu à part, peut parfois être émouvant… Mais cette façon horripilante qu’ont les acteurs de vouloir se draper dans cette grandiloquence pompeuse auto satisfaite, ça me braque.
- Ca dépend quand même pas mal des acteurs eux-mêmes… Y’en a des très bons !… Il faut savoir se laisser porter…
-Ecoutez, on a quand même du mal à distinguer la frontière entre un élitisme sectaire nécessitant des codes et des clés seuls connus des initiés, et là où commence cette horrible forme de snobisme consistant à revendiquer une « grandeur d’âme » qui ne toucherait pas les profanes… Avouez que c’est drôle de voir à quel point les scénographes, acteurs, auteurs, ou musiciens s’échinent à expliquer au « grand public » qu’il n’est pas nécessaire d’avoir de savoir préalable pour apprécier leurs prestations : ça revient à dire plutôt de façon infecte que si on n’aime pas le théâtre ou l’opéra, c’est qu’on est tout simplement « petit » : trop étriqué pour être touché, trop stupide pour être captivé, trop vulgaire pour être ému, trop illettré pour saisir les finesses ou les subtilités… En gros, si vous n’aimez pas, c’est que vous êtes trop con ! Je préfère encore qu’on me dise qu’il faut une sorte de formation !
- Vous exagérez !
- A peine… La preuve, les gens s’excusent de ne pas aimer le Théâtre ou l’Opéra si vous remarquez bien… Ils acceptent eux-mêmes l’idée selon laquelle ils seraient trop bêtes pour les Grands Arts, comme vous vous plaisez vous-même à les définir… Et avouez qu’inversement, vous éprouvez une certaine satisfaction hédoniste en disant « ce soir, je vais au théâtre »… Vous défendez implicitement une certaine idée de vous-même.
- Ça n’a rien à voir : je dis simplement que je suis heureuse d’y aller !
- D’aller voir jouer du Molière ?
- Oui ?...
- Mouais. J’y crois qu’à moitié, excusez-moi. Attention, je ne mets pas en doute votre envie d’aller au théâtre : ce qui m’interroge, c’est les raisons pour lesquelles cette idée vous séduit. En gros, je ne suis pas sûr que ce ne soit pas l’idée elle-même d’aller au théâtre, ce qu’elle véhicule, tout ce que c’est censé dire sur vous-même, votre qualité de loisirs, votre niveau de culture, votre sensibilité, votre statut social, qui vous procure cet enthousiasme.
- Et moi, je ne suis pas sûre que tout ce fiel que vous étalez ne participe pas exactement de la même façon à l’idée que vous vous faites de vous-même : l’ironie, le dénigrement, c’est un peu l’ultime degré du snobisme, non ? Ca s’appelle, je crois, du nihilisme bourgeois…  
- Si. Peut-être.
- Est-ce qu’on ne cherche pas tous à exister ? Je veux dire, à nous singulariser ? L’Art aide tout le monde à le faire je crois. En prenant position, pour ou contre lui. Le pauvre homme qui rigole au café en affirmant qu’il pourrait peindre un Picasso tous les matins, il parle d’art lui aussi, finalement. Il ne le sait pas forcément, mais il le fait.
- Bah là, je vous retourne le compliment : c’est particulièrement snob, ce que vous venez de dire.
- Ah bon ? Et pourquoi ?
- Parce que vous partez du principe qu’il ne sait pas qu’il parle d’art en disant qu’il peut chier un Picasso tous les matins : mais il le sait très bien, justement ! Il dit juste qu’il trouve que c’est du foutage de gueule ! Que personne ne peut vraiment différencier un gribouillis à deux millions de dollars d’un autre qui vaudrait pas un clou : il parle de ça, lui. Tenez, Basquiat par exemple : qui a décidé que ses graffitis ont du génie, hein ? Le peuple ? Un consensus qui découlerait du bon sens ? D’un sens universel du beau ? Tu parles.
- Si on s’en tient à votre analyse, je vous rappelle que Van Gogh ou Baudelaire sont morts dans la plus grande pauvreté, méconnus, et dépréciés…
- « En effet, il y a manière de faire sentir aux auditeurs les beautés d’un ouvrage ; et les choses ne valent que ce qu’on les fait valoir. »
- Pardon ?
- C’est une citation.
- Ah… De qui ?
- C’est ce que vous allez voir. « Les Précieuses Ridicules ». Ca parle exactement de ça.
- Vous aimez Molière, tout à coup ? Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous au théâtre, du coup ? On va se régaler ! Allez, ne soyez pas bégueule…
- Au théâtre ? Plutôt crever… Vous savez quoi ? Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. C’est Mascarille qui le dit ; dans la scène IX.




>>> retrouvez les extraits des Vacuodialogues, le Vol II des Egodialogues, en exclusivité sur La Petite M en suivant le libellé "Vacuodialogues (Egodialogues Vol 2)"<<<<

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire