samedi 30 mars 2013

La chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les livres...

   Un matin, ou plutôt généralement un soir, on découvre qu’on est devenu un père. Généralement ça ne date pas d’hier et ça n’a rien à voir avec le syndrome post-traumatique de se retrouver à devoir, sans réelle transition, passer d’être capable d’avaler des pintes de Leffe cul-sec à changer des couches, rabattre des sièges de voiture, plier des poussettes ou recevoir sa belle-mère pour l’apéritif, non, ça se passe beaucoup plus tard, une petite série d’années plus tard. Ca n’a rien à voir non plus avec les enfants eux-mêmes, que l’on aura finalement à peu près appris à comprendre, aimer, écouter et découvrir entre temps : non, c’est plutôt au niveau des autres adultes que tout ça se joue. Il est ici question de ce lent processus de désertification sociale que l’on pensait jusqu’alors combattre, et qu’on découvre soudainement ne même plus subir mais juste traverser, sans réelle possibilité de retour en arrière.

   Tout ça, si on se rappelle bien, commence de façon insidieuse avec ces journées passées entre jeunes nouveaux parents. A l’occasion de premiers dimanche soudainement promus au rang de journées du Patrimoine, on se surprend très vite à détester cette rythmique maladroite qui s’empare de ses amis : entourés de tous ces enfants rondouillards et soudainement plus pénibles, on y scrute mutuellement ces corps et ces esprits en train de muter avec cet entêtement paniqué vers d’autres repères que nous nous sommes tous sentis obligés de louer en urgence à nos parents respectifs, à priori de façon provisoire, en attendant de trouver mieux : voilà donc que sous nos yeux cernés, toutes les barrières que nous avions si brillamment brisées pour se délecter d’une adulescence à extra-rallonge se rebâtissent en un processus idiot au milieu duquel chacun s’est juché sur un muret et ausculte avec un ricanement intérieur des faisceaux de valeurs trahies aux modes d’emploi oubliés, et leur mise en application balbutiante… Une nouvelle pratique émerge : la demi-ivresse. S’il s’avère en effet impossible, durant ces réunions paniquées, de résister à écluser quelques verres, amitié oblige, réflexe social aussi, voilà que les impérieuses nécessités de la paternité se rappellent à vous toutes les quatre minutes en moyenne, sabrant toute réelle possibilité de griserie véritable : que ce soient les regards courroucés de la fille qui fût autrefois votre copine avant de devenir mère, l’enfant lui-même qui n’a encore rien d’autre à faire que de se mettre dans des situations périlleuses ou scabreuses avec tout et n’importe quoi (où l’on apprend qu’une cuillérée de purée de carotte peut être une arme fatale…), ou de terribles nouvelles obligations comme celle de ne plus pouvoir conduire bourré, tout ramène à cette nouvelle consommation d’alcool la plus terrible qui soit : la demi-ivresse n’est non seulement pas drôle, pas délassante, pas grisante, pas sociable, mais surtout, elle assassine toute énergie, toute velléité positive et tout sursaut de bonne humeur aussi sûrement qu’une visite chez le dentiste. On ressort finalement de ces sessions hagards en plein milieu d’horaires démantelées dans lesquelles ni les nouveaux adultes ni les nouveaux enfants ne parviennent à trouver d’équilibre : les uns aussi épuisés que les autres, tous nauséeux, nous regagnons nos logis respectifs à demi-soulagés, partiellement aigris, et avec une impatience bizarre, comme si l’on venait de passer une interminable journée de service à la caisse d’un fast-food où n’auraient défilé que des amis lointains auxquels il aurait fallu sourire bêtement.

   Plus tard, c’est en pénétrant l’univers féroce des maternelles que les choses se gâtent davantage : chacun ayant eu le temps de fourbir ses armes en huis-clos et de se barder de convictions solides là où quelques années à peine auparavant, nous ne baignions que dans de douces et mélancoliques interrogations, de vitupérentes incertitudes et de grands doutes intelligents sur la pertinence des choses de la paternité, désormais, la guerre est totale et la tranchée ouverte : d’un côté, les cons avec leurs enfants cons, de l’autres, les inutiles avec leurs enfants inutiles, puis nous, les autres, avec nos enfants sympathiques.
Au milieu, un Maître ou une Maîtresse haï(e) ou encensé(e), en fonction.
Chacun bardé de la croyance totale et inébranlable que sa progéniture révélée au monde prime sur toute chose, est seule digne d’intérêt, d’inquiétude et de fascination, un chaos d’individualismes exacerbés mais néanmoins concomitants se met en branle, tous ces égocentrages se télescopant dans une sphère publique étriquée livrée à toutes les bassesses. Cette période dure un laps de temps plutôt conséquent et correspond généralement avec de grandes plages de désespoir personnel sur la jeunesse qui s’envole, les beuveries qui se raréfient au fur et à mesure que les disputes domestiques s’accroissent, le tout baigné dans d’effroyables visites régulières à ces parents et beaux-parents devenus grand-pères qui eux, brisent aussi d’autres digues qui nous échappent mais qui, généralement, nous inondent quand même copieusement de lames de fond freudiennes et dévastatrices : une fois de plus, tous ce que nous avions fui avec la certitude de faire quelque chose de valable nous rattrape avec la virulence d’une remontée gastrique.

   Le piège semble alors se refermer : les sorties à deux au restaurant commencent subrepticement à s’encombrer de bâillements difficilement réprimés, s’émailler de regards en quinconce sur des écrans de portable en surveillant qu’il n’y ait pas eu d’appel de la jeune écervelée qui garde votre enfant vautrée dans votre canapé, des envies de s’allonger, et s’achèvent de plus en plus souvent vers 23h00 en raccompagnant une nounou décrépie à travers la ville.

   Englué dans la carlingue millénaire de la cellule familiale à l’étroitesse plus ou moins pressurisée, quand arrive enfin l’entrée à l’école primaire, voilà votre quotidien raboté jusqu’à l’inconscience : qu’est-on censé arriver à faire de sérieux dans une journée de travail qui se résume à deux créneaux de deux heures et demie : 8h45 - 11h15 / 13h45 – 16h15, quand les pics d’activité professionnelle atteignent, eux, leur plein essor à 11h45 et à 17h30 ?… et bien, s’accrocher à la conversation téléphonique la plus délicate de la journée tout en gesticulant des injonctions muettes et grimaçantes à des enfants très impatients de partager votre compagnie, tandis qu’avec Disney Channel en fond sonore, il vous revient de démontrer l’étendue de vos compétences, votre vivacité d’esprit, votre sens de l’à-propos, et d’arrimer votre concentration dans une houle toujours à la limite du naufrage. Après ce genre de sessions téléphoniques, raccrocher s’apparente à sortir d’une voiture accidentée par une portière un soir de pluie.

   Pour autant, une nouvelle rencontre va compléter le tableau de chasse de cette blietzkrieg sociale : les équipes pédagogiques. Avec elles, vous découvrez que vos nouveaux réflexes, ces nouvelles habitudes si durement acquises au prix de sacrifices tous plus terribles les uns que les autres et qui font votre fierté de père, vont être mises à sac : car vous voilà confronté à des hordes de prescripteurs tous plus nauséabonds les uns que les autres et détenant, en vrac, de doctes vérités sur à peu près tout : les rythmes de vie (heures de repas, de coucher, de lever), l’alimentation, l’éducation, le comportement, l’autorité, la sociabilisation, le tout généralement doublé d’un inquiétant fanatisme sur la nécessité de l’activité physique collective, le respect de la nature, de la famille, et de la santé. Essayez de faire comprendre à cette race-là que fumer n’est pas un crime, que rouler à vélo en ville est stupide, que se coucher tard avec ses enfants est un plaisir, que regarder la télé est plus amusant que lire des ouvrages de vulgarisation débilisants, qu’il est épuisant de préparer deux fois par jour des repas à base de légumes frais ou, au choix, tous les milieux d’après-midi des goûters à base de pain et de confiture, tandis qu’ouvrir des paquets de pistaches à l’heure de l’apéro est fun, facile et tellement plus convivial, et vous voilà catalogué comme anarchiste illettré de droite irresponsable, aussi inconscient que méprisable.

  A ce stade-là, il faut ajouter les dichotomies ravageuses liées à ces rares sorties en solo dont vous aurez fini par parvenir à revendiquer la nécessité : toutes, elles débouchent invariablement sur de terribles débordements alcooliques dus, en général : 1/ à une sensation déstabilisante de ne plus connaître un seul des codes en vigueur entre les être humains une fois la nuit tombée et la musique en route, 2/ à se sentir, en conséquence, totalement décalé puis soudainement très ringard, enfin très fatigué et finalement très remonté donc désagréable avec la bande de connards et connasses verbieux aux fringues ridicules et aux références volontairement incompréhensibles que vous vous faisiez une joie de revoir, 3/ au manque et à la frustration que tout cela aura entraîné.
Ces escapades ne manqueront ainsi jamais d’aboutir à d’atroces lendemains de défaite pouvant s’étaler sur deux jours de harassement personnel agrémentés d’inévitables tensions dans la maisonnée, tandis que vous vous révélez incapable d’affronter cette gueule de bois béante que d’ordinaire vous auriez avalé avec la grâce d’une girafe africaine, vaguement fatigué mais divinement détendu… si votre ordinaire de noctambule ne s’était pas évaporé depuis 6 ans maintenant. A la place, vous êtes tombés dans tous les pièges du genre (dans l’ordre : mélanger tous les alcools disponibles sur place, dévaster votre compte bancaire après avoir fait s’évaporer la liasse de billet que vous aviez prévu « en comptant large », engager des discussions inintelligibles avec de parfaits inconnus, éviter de justesse une pitoyable tentative de bagarre sans quoi, en plus, vous seriez rentrés avec une lèvre fêlée, une dent en moins et de terribles ecchymoses, et enfin, retourner à pied chez vous à l’aube en traversant la ville avec une démarche de mort-vivant alors que tous vos pseudo-amis ont déjà, eux, intelligemment abdiqué il y a trois heures au moins à ce moment fatidique où tout bascule, pour émigrer dans un appartement cossu, confortable, chic et sympa en comité réduit : vous auriez pu d’ailleurs y prendre un peu de bon temps, mais vous n’aurez pas été convié au vu de votre état d’ébriété manifeste ayant entraîné cette lourdeur de conversation stupide qui caractérise les pauvres types en fin de soirée…
Les yeux cernés et violets, la poitrine asphyxiée par les deux paquets de cigarettes que vous avez consumé, le corps las comme après une nuit passée dans un clic-clac suédois ou un siège de TGV, l’esprit chagrin, le ventre démoli par une faim inassouvie rassasiée trop tard à coup de fonds de frigo mélangés sans logique, vous errez dans un fond de vase culpabilisant alimenté en sourdine par les discours des pédagogues professionnels à vélo qui rythment votre quotidien, et l’œil torve que vous lance votre femme quand vous signifiez à votre enfant qu’il serait sympa de vous foutre un peu la paix finit de vous achever.

   Un matin, ou plutôt généralement un soir, on découvre qu’on est devenu un père. Lorsqu’à 18h30, il est temps de se demander ce qu’il va falloir mettre en route pour le repas, le dieu Atlas, à côté de vous, pourrait sembler rigolo avec sa planète sur les épaules. Ce que vous tenez à bout de bras, vous, c’est l’Angoisse Universelle d’avoir tout perdu, et rien gagné. Le piège semble cette fois inextricable : les réunions hasardeuses de parents qui s’auscultent, les dîners familiaux qui s’éternisent autour de conversations dangereuses, les après-midi laidement ensoleillées dans des parcs faussement herbeux mais réellement insalubres où se disputent aux merdes de chiens des reliefs de proxénétisme, les soirées planifiées de longue date qui virent en queue de boudin, et l’arrière-garde joyeuse et délurée de ces amis qui n’ont pas d’enfants qui disparaît de votre existence aussi sûrement que les portes d’entrée des blocs d’immeuble se vident à l’arrivée de la police de proximité : un sentiment de solitude proche de celui du légionnaire-parachutiste droppé par erreur sur le mauvais côté de la colline s’empare de vous, grignotant le fromage de votre cervelle fatiguée comme une souris des champs ; vous regardez votre femme de dos en train de ranger un peu de linge, et votre horizon ressemble soudainement aux banlieues de la nouvelle Orléans après le passage de Katrina. Tout est à refaire et la tâche semble insurmontable. Plus de tribu à revendiquer, plus de clan à défendre, plus de clique à rejoindre, de coups de fils après 22h00… ne reste que cette petite addition de cœurs tangents dont vous êtes partie prenante. Oui, tout est à refaire bien qu’il n’y ait plus âme qui vive, plus le moindre souffre qui parvienne encore, un tant soit peu, à embraser cette petite flamme bleutée qui crépite entre vous pour lancer un feu de joie, si éphémère soit-il. Adam d’une Eve inquiète, Robinson d’un Vendredi aux aguets, l’immensité de la tâche vous explose à la figure comme un Shrapnell, à 18h45.
C’est pourtant là qu’une toute petite main enserre soudainement la vôtre avec un peu de réserve, en catimini. Alors, tel un Yves Duteil renaissant de ses cendres de petit pont de bois effondré dans une rivière de campagne, vous levez brièvement les yeux vers cette silhouette de femme qui vient de passer furtivement dans le couloir de votre maison en laissant traîner une odeur délicieuse et légère, puis vous ouvrez le frigo et lancez : - Alors, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir se fabriquer de bon, hein, princesse ?

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