jeudi 7 mars 2013

Sourbrodt, dernier arrêt.

   Dieter est né en 1942 dans un village frontalier. A n’importe quelle autre époque, cela n’aura rien changé de particulier, en soi. Mais il se trouve qu’au moment où Dieter naît, Sourbrodt, son village, a déjà changé 4 fois de camp en un peu plus d’un siècle ( « canton rédimé » devenu rouge après un Congrès de 1815, passé en 1919 sous administration bleue après la défaite rouge au titre de dommages de guerre, intégré définitivement aux bleus en 1925, puis à nouveau rouge pendant l’Occupation, pour être réintégré aux bleus à partir de 1945). Cela donne une bourgade bizarroïde dans laquelle, d’un quartier à l’autre, on parle pas le même patois.
Le papa de Dieter, lui, s’est fait enrôler de force par les rouges pour aller taper sur la gueule des alliés des bleus, que ça lui plaise ou non ; dans la famille de Dieter, de toutes façons, on parle indifféremment bleu, rouge, et même vert, alors…
Mais de retour de la guerre, les rouges ayant ramassé une déculottée historique, tous ceux ayant porté l’uniforme rouge se font foutre en prison, même si la plupart d’entre eux n’avaient vraiment rien demandé de spécial, voire même, auraient préféré ne pas plus risquer leur paillasse pour les rouges que pour les bleus, ni même pour les verts, à vrai dire… On les y laisse le temps que les choses se tassent, puis ils ressortent comme ça, comme si rien de bien particulier ne s’était passé.
Pendant ce temps-là, la mère de Dieter, qui elle est née plutôt franchement bleue, est obligée de tenir toute seule le comptoir du bistrot familial. Elle a du mal : c’est le tour des rouges de tenir le haut du pavé et son patois très clairement bleu n’est pas vraiment du goût de ses clients qui cassent volontiers du sucre sur le dos de ces foutus bleus dès qu’ils se sont correctement arrosés le gosier, ce qui, dans un bistrot, est monnaie courante. Déjà que profitant de ce que le mari a été envoyé à l’autre bout de la terre pour le compte des rouges, ils ont tendance à lui pincer les fesses…Mais bon, à Sourbrodt , on s’est habitué à faire le dos rond jusqu’à ce que les choses changent et on a bien raison car au bout d’un moment, c’est au tour des bleus de bomber le torse parce que partout ailleurs même, les rouges ont pris une déculottée ce qui fait que désormais, c’est eux qu’on regarde de traviole. Du coup, à Sourbrodt, c’est un peu confus : tous les types qui ne sont pas rentrés et qui se sont fait crever la peau pour le compte des rouges ne sont pas, du coup, spécialement regrettés, et ceux qui en sont revenus comme ceux qui les accueillent ne savent plus vraiment sur quel pied danser.

   Du coup, tout le monde se remet à bosser : le boulot, c’est ni rouge, ni bleu, c’est le boulot. Dieter s’y colle aussi, dans une école où l’on apprend à dessiner des machines compliquées qui fabriquent des vêtements simples, des rouges, des bleus, des verts et des tas d’autres couleurs aussi d’ailleurs, des fois même mélangées, c’est pour ça qu’elles sont compliquées à dessiner, ces machines. Comme ça dure un certain temps et qu’on ne peut pas dire que ce soit super folichon comme boulot non plus, Dieter, dès qu’il en a le temps, il lit des journaux, surtout les pages de bandes-dessinées ; ça  lui rappelle un peu son boulot, mais en plus drôle. Il lui arrive même de plus en plus souvent de prendre un crayon ou un pinceau et de machinalement grabouiller lui aussi de petites vignettes, comme ça, pour le plaisir. Surtout que des tas d’anciens soldats bleus, maintenant que les rouges l’ont mis en veilleuse, se trimballent dans le coin en faisant leur tour du propriétaire comme l’on fait les autres à chaque fois chacun leur tour : à l’occasion, ils viennent se pichetronner dans le bistrot familial car quoi qu’on en dise, et qu’on soit rouge, bleu, vert ou n’importe quoi d’autre, boire un coup, c’est boire un coup. Et il se trouve que ces nouveaux bleus, ils laissent traîner sur le zinc des tas de nouveaux magazines dans lesquels il n’y a... que des bandes dessinées. Dieter ne comprend rien aux dialogues, mais les dessins sont rudement chouettes. Pour finir, y’a même des auteurs de ce genre de bande-dessinée bleues qui s'installent pas loin. Alors Dieter va tailler une bavette avec eux dans un charabia rouge-bleu-vert et tout fiérot, leur montre ses propres bande-dessinées. Mais bon, faut appeler un chat un chat, ça soulève pas l’enthousiasme des foules.
Dieter est un peu déçu, surtout qu’il vient de planter son exam de dessin compliqué et qu’il est obligé d’aller se taper des cours du soir pour le repasser. Alors, à son cours du soir, il en profite pour bosser sa bande-dessinée. Enfin, à 27 ans, Dieter – qu’on peut appeler aussi Didier si on veut, pour un temps on s’en fout à nouveau un peu de la couleur des prénoms – arrive à fourguer quelques dessins rigolos dans un gros journal. Or, il se trouve que le boss du gros journal en question publie aussi un magazine de bande-dessinée et finit par lui commander une vraie BD, une chouette, avec des gourgandines, des héros tristes et des vaisseaux spatiaux et tout ça. Ca lui prend bien quatre ans, à Dieter/Didier. « Ergün l’errant : Le Dieu Vivant », ça s’appelle. Ca claque, comme titre, et pas que le titre : comme cette BD elle est super, Dieter devient Didier, part vivre chez les blancs et rencontre tout un tas de types très cool qui portent les cheveux longs, des rouflaquettes et des pantalons évasés, fument des clopes à la cadence d’un bimoteur et descendent des whiskies à celle d’un quadrimoteur, ne dorment jamais la nuit, crient fort, rigolent fort, changent souvent de filles et dessinent des histoires incroyables qui parlent de la mort, du néant, de la solitude, qui se moquent des gens qui portent les cheveux courts et qui dorment la nuit, et qui tous, parlent aussi beaucoup de filles, faut pas déconner. Ils s’appellent Mézières, Christin, Druillet, Goscinny (des noms plutôt bleus) ou encore Gotlib, Reiser et Brétécher (des noms plutôt rouges). Didier sort un deuxième album deux ans plus tard, « l’Ombre du Corbeau », en même temps qu’un autre dessinateur pas très connu au nom plutôt vert, Pratt, qui lui sort « Corto Maltese » : le râteau retentissant qu’ils ramassent auprès des lecteurs du magazine de bande-dessinée dans lequel sont publiées leurs planches respectives les rapproche. Ils se découvrent une même passion pour cette noirceur, ce goût de la mort et des traits acérés qui leur a valu conjointement les foudres des lecteurs du magazine avides de héros colorés aux brushing impeccables résolvant des enquêtes alambiquées au volant de bolides rutilants avec des noms stupides du genre Ric Hochet… Fatalité, c’est pile-poil le gars qui invente les histoires de Ric Hochet qui reprend la direction du magazine et sans trop de surprise, les deux comparses sont rapidement priés d’aller tamponner leurs noirceurs ailleurs.
Le gars Didier retrouve donc tout naturellement ses réflexes familiaux et endosse pour un temps le tablier de serveur de bistrot, mais pas pour longtemps : un autre boss lance une nouvelle revue de bande-dessinées dédiée au travail « d’auteur », c’est-à-dire aux types comme lui. D’ailleurs, ce boss lui passe une commande pour un nouvel album mais pour la première fois, Didier, il fait ce qu’il veut : le nombre de pages qu’il veut, le thème qu’il veut, le trait qu’il veut, bref, Didier, il est plutôt jouasse. Deux ans plus tard, il livre donc « Silence », dont le scénario oscille entre sorcellerie et superstitions dans des décors ruraux aux horizons hachés, autour d’un anti-héros muet et simplet… On est bien loin des standards faisant foi dans l’univers bédéphile développé par la fameuse école bleue « courant historique ». Tout en Noir et Blanc, son dessin fait directement écho à deux traits distinctifs de son précédent compagnon d’infortune,  Pratt : un goût très sûr pour l’utilisation des taches noires, et une narration lente, respirée, toute en silences et en instants suspendus qui l’apparentent aux émotions jusqu’alors réservées aux Arts Majeurs pour faire hérisser les poils.
Cette fois, c’est la timbale.
Les librairies blanches s’arrachent l’album, les ventes du magazine qui en publie des planches s’envolent, bref, le boss est heureux et Didier pas moins, surtout lorsqu’invité par son ami Pratt chez les verts il y reçoit un trophée, avant d’en recevoir encore un autre des mains des blancs dès qu’il revient chez eux : sa commode se la pète sévère et « Silence » se retrouve traduit en rouge, en bleu, en vert et en blanc, ce qui, pour un type né à Sourbrodt, est plutôt sympa.

   Sur sa lancée, Didier, qui est maintenant devenu Didier Comès, sort trois ans après « La Belette », qui reprend les codes et atmosphères de « Silence » avec un succès équivalent. Mais bon après ça, là, Didier Comès il en a vaguement sa claque de ses trucs de sorcières, de la Grande Faucheuse et de tout le touin-touin gothique à la campagne.
Ses albums se mettent à parler de choses plus perso, les récits sont moins faciles et bien qu’il ne se départe pas de son goût pour un Noir et Blanc au trait épais et tranchant, le dessin se transforme subtilement vers plus de concision et des effets moins spectaculaires. A « Eva » succède « L’Arbre-Cœur » puis « La Maison où rêvent les arbres » et tranquillement, le rythme entre les albums s’étire : Didier Comès, maintenant, il a plus spécialement besoin de cravacher à la dure, ce qui, hélas, n’est pas le cas du magazine du boss qui lui, se casse définitivement la gueule tandis que sa maison d’édition se fait avaler par une boutique plus ventrue.
Didier, qui reste un Dieter dans l’âme, ne lâche pas le boss pour autant, tout comme sa bande potes de l’époque, Pratt, Tardi et Schuiten, qui sont pas des demi-manchots non plus, faut quand même le souligner. « Les Larmes du Tigre » et « Dix de Der » sont donc publiés par le boss chez la boutique ventrue, tandis qu’un peu partout, chez les rouges, chez les bleus, chez les verts et chez les blancs, des expositions lui rendent hommage. Tout gaze pour Didier Comès, qui peut se frotter la panse en se disant qu'il est pas la moitié d'une brêle.
Et puis là, paf, à 70 ans, Dieter Herman, alias Didier Comès, casse sa pipe.
Comme le type de Sourbrodt n’a jamais été très prolixe, il ne reste plus qu’à lui voler un petit dessin pour lui adresser une révérence, au nom de tous les types qui habitent des villages frontaliers et qui sont condamnés à être un coup bleu, un coup rouge, à parler un peu vert et blanc, à se faire entourlouper, enrôler, moquer, vilipender, emprisonner, rallier par tous les autres chacun leur tour... en noir et blanc.

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