mercredi 29 novembre 2017

La révolte


- C’est toute cette fatigue là, c’est terrible.
- Ah, toi aussi ?…
- Ca te tombe dessus comme une mauvaise couverture, un truc épais qui pèse… Non, en fait, c’est plutôt comme si on t’avait fait boire quelque chose sans que tu aies fait gaffe et quand tu t’en aperçois, du coup c’est trop tard : t’es tout vaseux.
- Fais gaffe, y’a peut-être un type qu’à mis du GHB dans ton verre !…
- Ouais, c’est exactement ça : je me sens comme une nana en fin de nuit qui devrait appeler un taxi vite fait si elle veut pas que ça tourne mal !…
- C’est que t’es plutôt sexy, mon cochon… Ceci dit, tout le monde à l’air dans le même état en ce moment. Ça en devient même bizarre. Y’a peut-être un truc dans l’air…
- C’est marrant les vieux ils disent tout le temps ça, « y’a un truc qui doit traîner dans l’air ». Ils disent ça pour tout, le rhume, la grippe, la gastro… Pour les gosses, aussi. Peut-être qu’en fait, y’a un virus de la fatigue ? On sait jamais, avec toutes les saloperies que les gens transportent sur eux à force de voyager à tort et à travers !

- N’empêche que n’importe qui à qui tu parles, en ce moment, il dit qu’il est crevé. Presque, tu tomberais sur quelqu’un qui se sent en forme, ça paraîtrait suspicieux…
- Ca c’est vrai. T’as l’impression que tout le monde en a marre de tout.
- En même temps, moi, j’en ai marre de tout. Tiens, même manger, ça me gonfle.
- Manger ? Non, moi c’est juste faire à manger qui me fatigue. Encore que. Si c’est juste réchauffer un truc parce que t’as la flemme, c’est sûr : tu te renverses un vieux truc fumant depuis un Tupperware direct dans ton assiette depuis ton micro-ondes, ça, ça fout bien le cafard ! Mais sinon, j’aime bien. Ce que je ne supporte plus, c’est de manger tard. Parce qu’après, j’ai plus la force de rien alors que normalement, le soir, la nuit, j’aime bien. Rester un peu à traîner, écouter un peu de musique, lire deux trois pages d’un bouquin, envoyer un mail. Mais là tu vois, j’ai carrément tendance à m’écrouler dès que j’ai fini mon assiette. Et après, le pire, c’est que je me relève une bonne dizaine de fois et que j’ouvre les placards ou le frigo, et qu’au final, je prends rien. Impossible d’avoir vraiment envie de quoi que ce soit.
- C’est que t’as plus faim.
- Non, non non, j’ai pas fini de manger, tu vois ce que je veux dire ? Mais je passe trois fois devant les fruits pour qu’au final y’en ait aucun qui me tente, et pour le reste c’est pareil ; à la fin, je me rabats sur des merdes : des bonbecs, des chips… mais même ça, j’en grignote la moitié et j’abandonne. Pas une once de gloutonnerie. Aucun plaisir. En fait, l’idée d’un truc me tente mais quand je me retrouve face à face avec, pffiuttt : plus rien. Du coup je reste comme ça avec cette drôle d’envie pas satisfaite. En fait c’est ça tu vois, cet ensemble de demi-envies et de demi-déceptions : ça s’agglomère toute la journée, pour tout : le boulot, le sommeil, les repas, la famille, jusqu’à former une grosse flaque dans laquelle je stagne comme dans un bain froid. Un bain pisseux. Ça te fout tout en l’air, ce truc. T’en deviens odieux, même, des fois, à force.
- Tu serais pas en train de faire une dépression, des fois ? Parce qu’il paraît que c’est classique, en cette saison. Une histoire de luminosité ou je sais pas quoi.
- Une dépression ? J’ai jamais fait de dépression. Enfin, pas au sens où on l’entend. J’en ai vu plein, des gens déprimés : j’ai jamais eu envie de leur ressembler. Ils m’ont toujours foutu le cafard avec leur gueule de bougie et leurs sourires contrits. Leurs fringues ternes. Leur appartement pas aéré, leur démarche traînante. Non, moi, je déprime pas. C’est pas ça. Je suis juste vanné.
- Comme moi.
- Bah, ca va revenir. Après, on retrouvera la pèche. Ça se tassera.
- Mouais. Figure-toi que l’autre soir, j’ai pris une cuite avec un pote, un type que tu connais pas. J’étais plutôt de bonne humeur, on a blagué, on a bu un peu, puis finalement beaucoup, bref, je me suis dit que c’était reparti, tu vois ce que je veux dire ? Mais non. Deux jours après –il a fallu que je cuve d’abord, c’était normal – je me suis retrouvé exactement pareil. Tout pourri tout fatigué. Et pour rien, en plus : j’ai jamais autant rien fait de mes journées. Je veux dire, rien de bien, tu vois le truc. Je bosse, je rentre. Je me traîne.
- Doit y avoir un truc dans l’air…
- Peut-être bien. Une saloperie de virus.
- Les complotistes, ils pensent qu’il y a types, l’armée, les scientifiques, les services secrets, qui chercheraient à nous manipuler pour nous faire faire ce qu’ils veulent. T’as entendu ça, les histoires de ChemTrails, de nanoparticules, de messages télé subliminaux, tu vois ces trucs ? T’as déjà entendu parler de ça ?
- Ouais. Bah, en même temps, si t’y réfléchis deux minutes, rendre les gens nazes et démotivés, à qui ça pourrait bien servir ? Ça sert à rien.
- Ben, ils disent que ça empêche qu’on se révolte. Soi-disant.
- Pffff…. C’est des conneries. T’as envie de te révolter, toi ?
- Moi ? Non. Vraiment pas. Me révolter contre quoi, en fait ? Contre qui ?
- J’en sais trop rien.
- De toute façon, je serais bien trop fatigué.
- De quoi ?
- Pour me révolter.
- Ah… Ouais, c’est sûr. Faudrait avoir sacrément la pêche.
- Tu parles…

- Ben tiens."



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