mercredi 22 novembre 2017

Le hâle

- Une boule de feu ?
- Exactement.
- Ca paraît dingue…
- Toute lisse. Enorme…
- Enorme comment ?
- Je sais pas vraiment… Plusieurs fois la taille de la Terre en tout cas…
- Vous êtes sûr de ne pas exagérer un peu ?
- Non non, c’est une vraie merveille, une sorte de déflagration permanente, ça compense sans interruption un seuil d’explosion avec un point de réfraction : comme une lutte fratricide pour maintenir un point d’équilibre !… C’est l’arrière-petit-fils d’un astronome qui me l’a expliqué. Bref, c’est une étoile, quoi.
- Mince alors… Et vous dites que ça chauffe jusqu’ici ?
- Un peu que ça chauffe ! S’il n’y a pas de nuages, on le sent même dans le dos !
- … Je suis navré d’avoir à le dire, mais j’ai peine à vous croire…
- Oh, j’ai l’habitude. La plupart des gens réagissent comme vous.

- Ca fait tellement longtemps… L’arrière-grand-père de ma femme aurait certainement pu lui aussi en dire quelque chose : enfant, il paraît qu’il a connu les choses telles qu’elles étaient avant tout ça… Et vous dites que vous, là-bas, vous vivez dehors ?
- Oui.
- Tout le temps ?
- Oui, enfin : on a des maisons aussi, on ne vit pas comme des primitifs!…
- Et la pollution ? Vous faites comment, vous portez des sortes de masques, comme avant ?
- Non, même pas.
- Ca aussi, on a du mal à y croire…
- On a fait partie des toutes premières zones touchées, vous savez. Les gens ont tous déserté ces terres-là et c’est vrai qu’à l’époque, la vie s’est y arrêtée, littéralement : les bâtiments sont tombés en ruines, la végétation a fini par tout recouvrir et personne ne s’est plus aventuré à essayer d’y construire autre chose. Ca a duré plus de cent ans d’après ce qu’on m’a dit : plus d’usines, plus de véhicules, plus d’avions. Rien. Les sols étaient pourris. Mais vous voyez, malgré tout, la nature a repris ses droits. Pendant qu’ailleurs les choses se sont accélérées, comme ici, chez nous, là-bas, tout est resté terriblement calme. Comme oublié. Des fleurs se sont remises à pousser, oh, pas des conventionnelles, ça c’est sûr, les premières étaient même franchement bizarres, mais elles poussaient quand-même… Puis ça a été au tour des fruits, et pour finir, les animaux sont revenus.
- Mais ils ont dit que ça ne partirait jamais. Ils ont même expliqué que ça s’était étendu…
- C’est vrai. Mais si aucune particule ne se rajoute à ce qui est resté en suspens, les vents finissent par faire leur ouvrage ; là-bas, chez nous, on est près des côtes et entourés de montagnes : tout finit par se diluer, à chaque fois… Même les jours de pluie.
- N’empêche, moi, ça me foutrait la trouille de sortir…
- Ah ça, ici, moi aussi ! Je peux vous dire que je ne mettrai le nez dehors pour rien au monde : regardez ça, le ciel est épais comme de la laine sale !
- De la quoi ?
- De la laine : c’est du poil d’animal que l’on tisse pour faire des vêtements, ou des couvertures ; des tapis, des tentures, des rideaux, des choses comme ça…
- En poil de bête ?
- Oui ?
- Mince alors, là, vous y allez fort ! J’ai l’air si crédule que ça ?
- Comment ça ?
- Je veux bien avaler l’histoire du soleil, la sensation de chaleur sur les joues, la peau qui se colore, tout ça, mais les vêtements en poils, là, vous me tournez en bourrique, avouez-le !
- Mais pas du tout ! Vous savez, les hommes ont vécu toute leur existence aux côtés des animaux, en se nourrissant de leur viande et buvant leur lait…
- Pouah !
- Hein ?
- Plutôt crever que de manger un animal ! Quant à boire de son lait...
- Et quoi ? Vous trouvez que vos usines-cantines valent mieux, peut-être ?
- Plus personne ne mange des trucs issus d’animaux, enfin ! Et puis, comment on ferait pour nourrir tout le monde ? Des animaux, y’en a plus depuis belle lurette ! A part les chiens et les chats, et encore, y’aurait pas grand-chose à bouffer ! Et puis sans même parler du goût, ce qu’on mange a au moins le mérite d’être stérile!
- Mais votre corps a besoin de bactéries ! Le monde tout entier a besoin de bactéries ! Regardez-vous : vos dents montent si haut sur vos gencives qu’elles manquent se déchausser, et vos jambes sont si maigres que vous ne marcheriez pas plus de deux kilomètres avant d’avoir des crampes !
- Sans vous paraître désagréable, la couleur de votre peau m’est tout aussi antipathique… Et maintenant que vous me dites manger de la viande morte et du lait sorti de je-ne-sais quelle mamelle – bouark, rien que d’y penser j’en frissonne !... Bref, j’ai bien peur d’attraper une sorte de virus ou de mauvais microbe à rester là devant vous… Les Contrôleurs devraient vous obliger à porter un masque lorsque vous rentrez ici !
- Mais pourquoi donc ? J’ai passé tous les tests avec succès ! Ils ont même été étonnés de mon état de santé, si vous voulez savoir !
- Etonnés ? Etonnés dans quel sens ?
- Hé, mais ne reculez pas ! …
- Ecoutez, vous m’avez l’air d’un type bien mais je crois que nous devrions observer une sorte de… distance de sécurité, vous et moi. Vous comprenez, on vient de mondes tellement différents…
- Qu’est-ce que vous en savez, hein ? Vous n’êtes jamais sorti de cette foutue ville, c’est vous qui l’avez dit !
- Pourquoi devrais-je en sortir ? Pour m’exposer aux rayons et à la maladie ? Tous ceux qui ont essayé sont en quarantaine à l’heure actuelle ! Je ne suis pas fou !
- Je viens de vous dire que les Contrôleurs m’ont trouvé en parfaite santé !
- Ce n’est pas ce que vous avez dit. Vous avez dit qu’ils avaient été « étonnés » par votre état de santé. Pas « rassurés » : étonnés. Va savoir ce qui a pu les étonner, hein ?
- Mais rien, bon sang ! Je suis parfaitement sain ! Probablement bien plus que vous ! Enfin regardez-moi : est-ce que j’ai l’air malade ?
- Malade, non. Mais bon, la maladie, ça se voit jamais vraiment. Par contre, je vous trouve particulièrement sale, permettez-moi de vous le dire…
- Ca s’appelle un hâle. Ce n’est pas de la saleté, c’est juste l’effet du soleil sur la peau. J’aime rester au soleil, je vous l’ai dit : c’est une sensation très agréable…
- Ce soleil qu’on ne voit jamais, c’est ça ? Dans une zone abandonnée… en mangeant des animaux, et en portant des vêtements en poils…
- Exactement.
- Et vous croyez vraiment que je vais avaler ça ? Allez, j’ai compris va, vous êtes du Réseau Sanitaire, c’est ça ? C’est un test ?
- Mais pas du tout !
- Allez, inutile de jouer la comédie, j’ai tout deviné ! Bon sang, vous avez failli me foutre la trouille ! C’est drôlement bien fait votre truc, comment vous avez dit déjà, ah oui, votre « hâle » ! Ha ha ! Nom de dieu de merde ! Quelle imagination !
- …
- Et j’ai bon ? Je veux dire, le test, j’ai combien ?
- Je sais pas, je… heu…
- Vous pouvez pas le dire, c’est ça ?
- Heu… voilà, en quelque sorte. Bon, allez, il va falloir que j’y aille…
- Oui, bien sûr, je comprends ! Vous retournez chez vous, c’est ça ? Dans l’Est ! Ha ha ! Quel bon comédien vous faites !
- Voilà, c’est ça, je retourne dans l’Est…
- Et bien, j’attendrai le courrier du Centre ! Hey !
- Quoi ?...
- Et gaffe au soleil !!! Ha ha..."



Découvrez tous les extraits exclusifs des Vacuodialogues, le volume 2 des Egodialogues (éditions Vanloo) en suivant le libellé "Vacuodialogues" sur le blog ! 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire